Chroniques

par laurent bergnach

Alban Berg
Lulu

1 DVD Warner Vision (2004) zones 2, 3, 4, 5 et 6
0630-15533-2
enregistrement du Festival de Glyndebourne 1996

Vers vingt ans, Alban Berg (1885-1935) découvre deux tragédies de Frank Wedekind : L'esprit de la terre (1895) et, ce qui en constitue une suite, La Boîte de Pandore (1902). Comme L'éveil du printemps quelques années plus tôt, ces œuvres sont une critique de la société et de l'éducation bourgeoise, abordant sans fard les affres sexuelles des personnages. Théâtres et éditeurs les refuseront d'abord. Berg achève le livret de Lulu dès 1927, puis la composition en 1934. L'orchestration du troisième acte demeure inachevée à sa mort, et c'est le compositeur autrichien Friedrich Cerha qui s'en chargera quarante ans plus tard, à la demande de l'opéra de Paris et de Pierre Boulez. La première de Lulu en deux actes eut lieu le 2 juin 1937, à Zurich, et celle en trois actes le 24 février 1979, à Paris, par le commanditaire – dans une mise en scène de Patrice Chéreau.

Le Dompteur entre en scène, vantant les animaux de sa ménagerie... et désignant, grâce au reflet d'un miroir, le chameau et l'ours glouton dans les rangs sombres du public. Il réclame le serpent, Lulu, « créée pour faire le malheur, pour attirer, séduire, empoisonner – pour tuer – sans laisser de traces ». Commence alors la ronde des hommes – et de la comtesse Geschwitz – autour de la jeune femme, tour à tour modèle, danseuse, riche héritière, etc. Femme fatale, innocente perverse, elle les entraîne peu à peu à la déchéance ou/et à la mort. Elle-même, ravalée au rang de prostituée après avoir connu la prison, le chantage et la ruine, périra auprès de ses derniers alliés, un soir de rencontre avec Jack l'Éventreur. Cette danse entre Eros et Thanatos a lieu dans un décor de mur de briques courbe, sorte d'arène que longe un escalier oblique aux marches escamotables, et dont le sol est composé de différents cercles tournants autour d'un puit central. Chaises vides ou personnages agités valsent sans bouger, évoquant tantôt cette ronde des amants chère à Schnitzler, tantôt un Deus ex machina qui soumettrait tout libre arbitre...

Peut-on dire d'une distribution qu'elle est parfaite ? Ici, tout nous en rapproche, et le fait que la moitié de ces excellents chanteurs jouent plusieurs rôles, qu'il y ait une exigence constante des intentions de jeu, maintient la représentation à un haut niveau de qualité. Le travail avec le metteur en scène Graham Vick y est pour beaucoup : Donald Maxwell (le dompteur, aux airs de Fou chantant) amène des nuances à son rôle de bateleur (devenant presque méconnaissable en Athlète) ; Wolgang Schöne (Dr Schön) pèse chaque mot, et possède une voix aussi sonore que celle de David Kuebler (Alwa) est claire et présente, très en avant ; Stephan Drakulich, vaillant, propose un personnage de peintre à la douleur crédible ; Kathryn Harries (Geschwitz) et Norman Bailey (Schigolch) finissent par devenir émouvants.

Enfin, Christine Schäfer... Les hommes n'arrêtent pas de nous parler des « grands yeux enfantins » de Lulu, et elle n'a pas besoin d'écarquiller les siens ou de surjouer l'innocence pour envoûter. Elle semble lisse, effacée, indifférente et cette étrange neutralité du corps, de l'expression ne font que mettre en valeur les propos glaçants de sa langue, quand elle nous révèle des éléments de son parcours, tel l'empoisonnement de la mère d'Alwa. Proche d'un animal, elle ignore la morale et ne semble réagir qu'à la peur. Économe de son chant au début du premier acte, la soprano allemande amène bientôt des suraigus magnifiques, tout en douceur (scène 2), avant de dominer le quintette de la loge (scène 3), puis l'ensemble du deuxième acte.

Si le London Philharmonic est rondement et efficacement mené par Andrew Davis, regrettons un certain manque de couleurs, des sonorités qui auraient pu être davantage travaillées. Dommage également qu'un livret n'accompagne pas cet enregistrement du Festival de Glyndebourne 1996.

LB