Chroniques

par bertrand bolognesi

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Théâtre du Châtelet, Paris
- 28 janvier 2003

Nous retrouvons l’équipe du Mariinski dans une production créée à Saint-Pétersbourg en août dernier. Patrice Caurier et Moshe Leiser en signent la mise en scène, plutôt sobre, couverte de troncs d’arbres, où que l’action se trouve. Elle a pour mérite une fine direction d’acteurs, nuancée et d’une imparable justesse. Tatiana n’y fait pas que rêver à des romans aux amours idéales, mais songe à des joies plus directement charnelles. La dimension érotique de la passion et de sa déclaration est alors totalement assumée, à l’opposé d’une certaine idée conventionnelle qui induit la pureté aux aspirations de la jeune fille en fleur – rien de toute cette douce mièvrerie. Signalons également une fort belle scène de bal, traitée comme les groupes des fêtes dans les comédies de Tchekhov.

Nous apprécions une distribution jeune et enthousiaste, servant des rôles de son âge avec un réel engagement. Très intéressant Lenski de Daniil Shtoda, vocalement haut placé, ce qui le montre nerveux, instable, emporté, fébrile, tout cela en parfait accord ave le personnage construit par le jeu, grand dadet maladroit à qui rien ne va, si ce ne sont ses petites lunettes au ridicule attendrissant ; le voilà donc proche du poème de Pouchkine. Vladimir Moroz campe un Onéguine d’une saisissante élégance, tant par un chant sensible et merveilleusement racé que par sa belle présence scénique – et se montre excellent danseur, ce qui ne gâche rien. Le timbre est parfois un peu froid, mais Onéguine ne cherche-t-il pas, en poseur qu’il est, à s’affubler d’un masque de cynique, à n’exprimer ni ressentir aucune ombre de sentiment ?

Ekaterina Sementchouk offre une voix solide et pétillante à une Olga naturellement elle-même, sans surjeu, simplement. Si l’on aime le personnage de Tatiana, on a plus de mal avec son chant un peu étriqué, parfois aigre, souvent couvert par l’orchestre. Une partie du public trouve d’ailleurs qu’en général l’on aurait manqué de voix sur ce plateau : c’est méconnaître les souhaits de Tchaïkovski lui-même qui, pour cette œuvre, espérait de jeunes chanteurs capables de jouer comme au théâtre une sorte d’opéra de chambre en soignant d’abord la proximité avec le rôle à incarner, plutôt qu’un cénacle de stentors s’époumonant à qui mieux-mieux en racolant les baignoires. Que pour autant l’on ne se méprenne pas : les artistes de ce soir ne manquent pas d’être audibles, tout en respectant cette intimité, délicatement équilibrée dans l’écriture, que peut-être le chef n’avait plus en mémoire. On entend un Zaretski fabuleusement sonore chanté par Mikhaïl Petrenko ; là encore, le caractère vocal est utilisé avec intelligence, s’accordant particulièrement à la fonction représentée, somme toute dénuée d’états d’âme, en dehors des implications affectives de l’action. Notons le Triquet de convention et de bonne tenue de Jean-Paul Fouchécourt.

En fosse, Valery Gergiev se montre, avec une partition qu’il a souvent dirigée, moins timide que la veille [lire notre chronique], voire un peu trop libre parfois. Eugène Onéguine est sans doute l’opéra de son temps le plus minutieusement indiqué, noté ; son auteur eut donc à cœur d’y affirmer très précisément sa volonté. La lecture de Gergiev prend allègrement ses aises, oublie des ralentis ou en ajoute aux a tempo imprimés, etc. Le son qu’il obtient de ses musiciens est flatteur pour eux comme pour lui, mais au détriment du souci d’intimité cher à Tchaïkovski. Indéniablement, il n’est pas si facile de mener cette œuvre à son but, et un vibrant sentimentalisme naïf n’y suffit pas. Nous regrettions un manque de folie la veille ; nous déplorons aujourd’hui un excès qui dessert l’ensemble.

BB