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Chroniques
Zápisník zmizelého | Journal d’un disparu
cycle mélodique de Leoš Janáček
Le spectacle lyrique ne se résume pas à un format unique où le stéréotype ferait plastronner de grands gosiers. Il emprunte parfois des avatars plus intimes, dépassant à l’occasion les clivages de genre, en portant à la scène des objets qui ne lui étaient pas prédestinés. Si Journal d’un disparu, recueil de chants que Leoš Janáček écrivit sur des poèmes en dialecte valaque (parlé au nord de la Moravie) parus anonymement à Brno en 1916 dans le Journal du peuple, et attribués postérieurement à Josepf Kalda, relèverait de cette catégorie, le compositeur avait pourtant imaginé que le cycle pût être représenté sur un plateau, à la manière d’un opéra miniature – la première scénique eut lieu en 1926 à Ljubljana, cinq ans après la création en 1921 au Palais Reduta de Brno – comme s’en souvinrent l’Opéra national de Paris et le Théâtre de l’Athénée [lire nos chroniques du 4 février 2007 et du 15 janvier 2011].
Description des amours d’un jeune fermier pour une gitane, avec lequel il finira par s’enfuir, bébé sur le dos, l’ouvrage appartient aux pièces que l’on considère inspirées par la passion non réciproque du compositeur pour Kamila Stösslová, de trente-huit sa cadette, rencontrée durant l’été 1917. On peut la voir comme matrice de ses grandes figures féminines, de Kát’a Kabanová à Emilia Marty. Dans une des nombreuses lettres que Janáček adressait à son inflexible muse, datée du 8 juin 1927 et reproduite dans la brochure de salle distribué en début de soirée, le musicien l’explicite sans ambages : « dans les compositions, là où vibre le sentiment pur, la franchise, la vérité, l’amour ardent, c’est par toi que me viennent ces mélodies poignantes, c’est toi la tzigane avec l’enfant dans le Journal d’un disparu ».
Avec la complicité de son dramaturge Krystian Lada et du scénographe Jan Versweyveld, Ivo van Hove s’extrait de la ruralité pastorale originelle pour s’inscrire dans une contemporanéité urbaine, corroborée par les costumes d’An D’Huys, où la nature se résume à une immobilité contemplée depuis la fenêtre de ce qui pourrait être un studio ou un bureau. La transposition topographique de l'ambiguïtéentre l’intime et le labeur fait ainsi écho au renouvellement du croisement dramaturgique sur lequel se développe l'argument princeps. L’œuvre est complétée par une page d’Annelies Van Parys, Tagebuch, conçue comme réponse à l’opus du maître morave et créée à Bruxelles en 2017.
Au gré des introspections et des souvenirs navigant d’un soliste à l’autre, le spectacle plongé dans un tamis lumineux dilate la demi-heure initiale de la partition, l’élargissant à une dimension suffisante pour une soirée, quoique brève – on avoisine l’heure. Le kaléidoscope de miniatures prend l’allure d’une continuité à la lisibilité modulante. On saluera le piano délicat de Lada Valešová qui accompagne activement le chant complémentaire d’Ed Lyon et de Marie Hamard, lesquels font passer l’expression avant la vanité technique, doublés par le jeu de Gijs Scholten van Aschat, incarnation théâtrale du narrateur, tandis que trois voix affleurent en coulisses (Jana Pieters, Lisa Willems, Isabelle Jacques). Ce recadrage d’un ouvrage au delà de sa modestie première ne trahit cependant pas les attendus d’une production « légère », idéale pour vagabonder, ainsi qu’en témoigne une tournée déjà passée de Lyon à Rome et de Poznań à Bruxelles, jusqu’à la Chine, au Beijing Music Festival. Donner à Janáček les clefs de l’Europe, voire du monde, ne manque pas de mérite.
GC