Chroniques

par françoise cheramy

We must eat our suckers with the wrappers on…
chorégraphie de Robyn Orlin

Centre National de la Danse, Pantin
- 5 octobre 2005
We must eat our suckers with the wrappers on…
© agathe poupeney

Comment être blanche et pleinement africaine dans la vie de tous les jours ?
Robyn Orlin invente quotidiennement des réponses à cette question, en tentant de redéfinir la chorégraphie et l'art de la scène en Afrique du Sud. Partant du principe que « la danse est politique », ses créations prennent en considération la situation sociale et culturelle de sa terre natale L'identité n'étant pas, pour elle, un acquis immobile mais une invention qui bouge, Robyn Orlin critique, se bat et crée : c'est une artiste, qui par les questionnements incessants qu'elle développe, est l'une des plus en prise avec la dimension politique de son art. Actuellement, le nouveau mouvement consiste en son arrivée à Pantin, puisqu'elle est en résidence pour deux ans au Centre National de la Danse.

C'est donc dans son grand studio que les quinze danseurs démarrent la nouvelle tournée en Île-de-France de « We must eat our suckers with the wrappers on » (Nous devons manger nos sucettes avec le papier). Des seaux en plastique rouge, des sucettes rouges, des peluches multicolores et des jouets à roulettes fabriqués à partir de boites de conserve sont les accessoires modestes de ce spectacle sur le sida, créé en 2002 au Théâtre de la Ville. À travers cette métaphore, la chorégraphe évoque avec une grande vitalité la transmission d'un fléau qui décime tout un continent. Des images parfois sexuellement agressives en passant par le long chant plaintif à sa peluche « doudou », aux gémissements des enfants dominant la nostalgique incantation d'une berceuse voulant évincer la peur, le cheminement est long et subversif jusqu'au cœur du public, bouleversé d'apprendre – dans sa passivité – combien est lourde la peine africaine.

Rieurs et chahuteurs, tous les danseurs se disent heureux d'être ici, heureux que le public apprécie autant leur travail, eux qui ne se lassent pas du plaisir d'être ensemble pour jouer et tenter de convaincre – d'autant que pour se faire, ils alternent jobs alimentaires, interventions au théâtre et à la télévision, ceci dans des emplois du temps acrobatiques compte tenu des difficultés locales à trouver du boulot et à le garder ; mais, disent-ils, « il y a tant d'amour entre nous que nous nous mettons en quatre dès qu'il y a des dates de tournée ».

L'aventure de cette pièce relève de l'anomalie. En 2001, les danseurs – tous issus de familles pauvres habitant les townships – faisaient leurs études au Market Theater Laboratory de Johannesbourg. Robyn Orlin, dite « l'irritation permanente » alors qu'elle enseignait la danse dans ces mêmes townships sous le régime de l'apartheid, leur propose un travail sur le sida pour le spectacle de fin d'année. « L'idée m'est venu de façon très simple, dit-elle, ils arrivaient très souvent en retard aux cours. Quand j'ai fini par leur demander pourquoi, nombreux sont ceux qui disaient revenir de l'enterrement d'un ami ou d'un membre de la famille mort du sida. On a décidé de travailler là-dessus. » À partir d'improvisations, de confidences, de chansons interprétées en différentes langues parlées dans le pays, a grandi un spectacle à la fois fragile et guerrier, douloureux et optimiste. Pour ses interprètes, il évoque la liberté : « En jouant, j'ai trouvé la liberté de parler en mon nom du sida mais je suis aussi la voix de ceux qui sont malades là-bas », explique Richard Manamela, 29 ans.

We must eat… est un tour de force alliant le théâtre d'intervention surgit dans les années soixante et le théâtre d'images apparu un peu plus tard pour décrire le monde avec les armes des plasticiens. Le spectacle nous transporte au cœur d'un monde où la souffrance et la grâce, la tendresse et la violence sont la vie de tous les jours, où la beauté des pas traditionnels zoulous et celle des chants a cappella disent la douleur et l'espoir. Son final, d'une force particulièrement vive, pousse l'émotion à son comble, laissant dans la salle à nouveau vide, l'écho d'un partage inoubliable.

FC