Chroniques

par bertrand bolognesi

VOCE – l’ensemble 2e2m célèbre l’écriture vocale
Pierre-Louis de Laporte et Florent Didier, direction

Gualtiero Dazzi, Justė Janulyté, Thierry Machuel, Oscar Strasnoy et Mikel Urquiza
Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris
- 23 janvier 2024
2e2m jour une nouvelle version des "Trakl-Lieder" de Gualtiero Dazzi...
© elisabeth kaess

De nombreuses forces et bonnes volontés se conjuguent dans ce premier rendez-vous de l’ensemble 2e2m pour l’année 2024. Nous sommes au Conservatoire à Rayonnement Régional (CRR) de Paris où la formation fondée par Paul Méfano en 1972 a travaillé avec les élèves et étudiants de sa filière Voix, ainsi qu’avec douze gosiers du département supérieur pour jeunes chanteurs du CRR et l’Ensemble Vocal de la Maîtrise de Paris | CRR de Paris. Le titre du concert dit presque tout : VOCE… Dans le cadre d’un partenariat pédagogique entre 2e2m et la classe d’histoire de la musique que mène ici-même Hélène Cao, trois étudiants – Jean-Baptiste Lemoine, Guillaume Roy et Jean Szulc – ont écrit les textes de la brochure de salle et animent sur scène un dialogue avec Léo Margue, le directeur artistique de l’ensemble, puis avec les compositeurs Gualtiero Dazzi [photo] et Mikel Urquiza.

Six œuvres forment le programme de la soirée, à commencer par Plonge pour douze voix et violoncelle (2015) de la compositrice lituanienne Justė Janulyté (née en 1984) qui emprunte le titre à Baudelaire dont sont chantés deux vers de L’avertisseur. « Non compréhensible au départ, le texte gagne progressivement en intelligibilité », précise Guillaume Roy. Pour notre part, sans minimiser l’intérêt de la démarche de la musicienne et encore moins la qualité de la présente exécution, dirigée par Florent Didier, cette musique nous demeure plutôt lointaine.

Voilà bien longtemps que nous n’avions eu le plaisir d’entendre la musique de Gualtiero Dazzi [lire notre chronique du Luthier de Venise] ! On se souvient de la première, lors de l’édition 1999 de Présences, le festival de création de Radio France créé par Claude Samuel en 1991 – festival qu’il ne nous sera d’ailleurs pas plus loisible de chroniquer cette année que l’an dernier, selon un énième caprice de l’agence de presse mandatée qui jamais n’hésite à blacklister celles et ceux qui ne lui reviennent pas –, de ses Fünf Lieder nach Georg Trakl pour soprano, clarinette(s), violoncelle, contrebasse et percussions (1997-1998) par Françoise Kubler et l’ensemble Accroche note. Un quart de siècle plus tard, le compositeur remet l’œuvre sur le métier et en signe une nouvelle version pour soprano, clarinette, percussion, violoncelle et contrebasse qui naît aujourd’hui. En amoureux de la langue que le Salzbourgeois Trakl pratique dans sa poésie, tel qu’il le dit lors du bord de plateau qui précède l’exécution de son œuvre, Gualtiero Dazzi (né en 1960) s’est ingénié à la faire sonner dans tout ce qu’elle véhicule d’émotion, selon le destin tragique de l’auteur qui le touche particulièrement – les poèmes choisis datent de sa fin prématurée, en Pologne dans les premiers mois de la Grande Guerre, le 2 novembre 1914, à l’âge de vingt-sept ans.

Il revient au soprano Angèle Chemin et aux musiciens de 2e2m de donner le jour à cette nouvelle version de l’œuvre dont le texte, chanté en langue allemande, paraît en traduction française dans la brochure de salle. Ainsi Die Nacht, haletante voire hallucinée, est-elle proclamée sur un ostinato instrumental hargneux qu’un Donatoni n’aurait certes pas dédaigné. « Abend schlägt so tiefe Wunde ! » – le deuxième Lied emprunte à Klage qu’il commence au quatrième vers, la voix, lasse, se posant sur des sons oxydés à la raucité certaine, dans un climat profondément désolé, « …einsam Adler klagen » (solitaires les aigles se plaignent). Sombre et nu, doloroso même, le violoncelle seul entame la seconde plainte du cycle que hantent encore les aigles sinistres et que le compositeur a mis en musique en entier, cette fois. Percussion et voix, dont les fulgurances tragiques donnent toutefois le frisson, ne semblent en rien les principaux protagonistes de l’action musicale, dévolue au violoncelle que relaie la contrebasse. La tendresse toute spéciale accordée au mot Schwester pourrait suggérer les amours interdites avec Margarethe, sa sœur. S’ensuit Die Schwermut, par bribes significatives, dans un infernal et chaotique vrombissement – une mélancolie aussi brève qu’écorchée, avec sa partie vocale en dents de scie, sur le charnier lugubre d’un champ de bataille. Enfin, Nachts, où clarinette et chant tour à tour s’annoncent et se prolongent sur une pédale énigmatique ponctuée par un glas parcimonieux qui en souligne le statisme relatif. Angèle Chemin conclut en solitaire.

En 2005, Thierry Machuel (né en 1962) [lire notre critique d’Or, les murs] composait The invisible kingdom, sorte de vaste requiem profane conçu à partir des poèmes de l’érudite londonienne d’origine écossaise Kathleen Raine (1908-2003) et tout imprégné de résurgences grégoriennes. Sous la direction de Pierre-Louis de Laporte, l’Ensemble vocal de la Maîtrise de Paris | CRR de Paris en donne ce soir trois extraits : Spell of creation, The Unloved et Purify, chantés en anglais. Au jeune Mikel Urquiza (né en 1988) [lire nos chroniques de Belarretan et d’Ex voto] de présenter sa démarche auprès de Jean Szulc, avant que Jean-Philippe Grometto (flûte) et Maroussia Gentet (piano) fassent entendre Toute petite figurine et L’homme qui marche constituant son Atelier de Giacometti (2019), créé par Joséphine Olech et Selim Mazari en Lorraine, la même année : un moment d’une extrême délicatesse que traverse une inventivité volontiers joueuse.

Au printemps 2009, nous rencontrions le compositeur argentin Oscar Strasnoy (né en 1970) en amont de la création de ses Ecos desquels il nous entretenait alors [lire notre Dossier du mois]. Plus tard, nous découvririons la totalité du recueil qui compte quatorze pièces solos [lire notre chronique du 14 janvier 2012], dont cinq sont joués ici, faisant parler les musiciens – Claire Merlet à l’alto, Jean-Marc Liet au hautbois, Marion Lénart à la harpe, David Simpson au violoncelle, enfin Dorothée Nodé-Langlois au violon. Le concert s’achève avec I nalt be clode on the frolt (2018) d’Urquiza, pour soprano, flûte, hautbois, clarinette, harpe, piano, violon, alto, violoncelle et percussions où retrouver Angèle Chemin. Cette page, extraite de Cherche titre récemment enregistré pour Odradek par Marion Tassou et L’instant donné, se présente tel un court concerto vocale habité par une poésie savoureusement chicanière, que dirige Florent Didier.

BB