Chroniques

par françois cavaillès

Vertigo | Sueurs froides
film d’Alfred Hitchcock – musique de Bernard Herrmann

Opéra national de Bordeaux / Auditorium
- 15 mars 2019
Vertigo (1958), le film-culte d'Alfred Hitchcock en ciné-concert à Bordeaux
© dr

Reporter ces vingt dernières années au Manitoba et animateur-producteur historique de l’émission radio de référence Cinémusique, Daniel Bahuaud s’avère l’une des sources journalistiques les plus aimables et les plus intéressantes qui soient en matière de musique de film, et tout particulièrement en ce qui concerne la production nord-américaine. Pour parler du plaisir d’écouter, même hors de vue, le septième art, sa voix cordiale au possible, son propos juste et pénétrant paraissent inévitables au connaisseur – ainsi au moment d’évoquer Bernard Herrmann (1911-1975) comme à Bordeaux, au fil de ce mois de mars, le deuxième festival Ciné-Notes est dédié à ce monstre sacré des cinéphiles mélomanes.

Chez le prolifique New-yorkais, Daniel Bahuaud admire « l’économie, la finesse et la perspicacité... Un talent qu’il a su développer justement quand il était compositeur et chef d’orchestre pour la chaîne de radio CBS. À la radio, dépourvue d’images, tout devait passer par les voix des comédiens et la musique. C’est une excellente école. Grâce à elle, et son génie personnel, Bernard Herrmann semblait comprendre, ou du moins avoir accès aux émotions les plus profondes et subtiles de l’âme humaine et, par conséquent, était capable de les exprimer avec clarté. De la plus grande joie au plus mystérieux tourment, il nous les fait vivre. Pas étonnant qu’il devint le bras droit d’Alfred Hitchcock ! » (Cinémusique, rediffusion du 15 mai 2016). Preuve en est vite établie avec Vertigo (1958), véritable sommet du genre, allègrement gravi par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine placé sous la direction du spécialiste Ernst van Tiel.

Dans les conditions audio-visuelles idéales de l’Auditorium, superbe salle de type philharmonique presque remplie qui accueille sur sa scène une centaine de musiciens, le générique trop stylé – pour reprendre le mot de la rue adolescent, en ce jour international de débrayage scolaire pour le climat – tient toutes ses promesses. Aux premières notes stridentes succèdent les cuivres caverneux mais sans grand ombrage. Ainsi commencent les meilleurs effets spéciaux garantis par le cinéma, peut-être alors à sa quintessence, sachant mieux que jamais happer les âmes recueillies dans le noir.

À peine boursouflée par l’ampleur du défi, la grande formation régionale éclate de vitalité dans cette entrée en matière ardue, hypnotique et saisissante. Jouée en direct et en intégral, la bande originale mythique se déroule à un rythme terrible. Le film semble même manquer de cette qualité fondamentale dans un récit à suspense dès que se repose l’orchestre, dont le son est heureusement plus doux et plus chaleureux en salle qu’en enregistrement pour le cinéma, tout l’art de tramer le film en musique ne tenant pas qu’à un fil nerveux. Grâce aux remarquables énergie et précision de tous les interprètes (du tuba monumental, formidable klaxon au terme de la première scène, au synthétiseur virtuose dans certain songe de l’héroïne), l’expérience musicale marie très bien les couleurs et les sonorités d’une partition aussi magistrale que suggestive. Elle est toute mise au service d’un film-culte jouant d’abord sur les regards, l’inversion ainsi que le désir de réincarnation.

Dans cette œuvre exceptionnelle reconnue comme une réussite totale sublimant l’ensemble des productions de Hollywood de son temps, la mise en scène apparaît éminemment soignée, avec humour et franchise, ce qui maintient le tournis entre amour, rêve et fantasmagorie, sans rompre la rigueur d’une intrigue policière concise. Exhalant un romantisme macabre, les thèmes liés au sujet principal féminin – Madeleine et Carlotta, comme les deux faces d’une pièce de monnaie – reviennent d’abord au moment opportun, sur le vif, tout en épousant à merveille, par la facture délicieusement délicate et un impact poignant, les images inspirées d’éléments californiens représentés dans toute leur splendeur. En outre, rendu compact par une direction fort adroite, l’orchestre excelle aussi à ponctuer parfois le récit, terrifiant ou réaliste, de parfaites virgules, belles marques de l’habileté d’Herrmann à composer pour la radio.

Aux instants les plus passionnés du drame, la maestria de l’écriture symphonique élève la performance à un niveau extraordinaire, bien au delà de sa fonction de mastic culturel aujourd’hui généralisé dans la surproduction de films ou de vidéos. L’artiste semble même surpasser les thèmes de son époque (tel l’attrait croissant de la psychanalyse en Amérique à l’orée des années soixante) pour parvenir à dominer pleinement son instrument. De filatures urbaines en poursuites mentales jusqu’au bord du gouffre métaphysique, Vertigo ressemble à l’ultime gageure musicale. Un contrat bien rempli dans une carrière qui le fut tout autant. « Quand un cinéaste embauchait Bernard Herrmann, il embauchait non pas seulement un illustrateur musical, un technicien, mais un génie créateur qui, la plupart du temps, grâce à sa musique, ajoutait une nouvelle dimension psychologique au film. C’était le cas pour les Vertigo et Psycho de Hitchcock [...]. La musique de Bernard Herrmann traque les personnages du film » (Daniel Bahuaud, Cinémusique, rediffusion du 12 juillet 2017).

FC