Chroniques

par bertrand bolognesi

Vadim Repin, Valery Sokolov, Julia Deyneka,
Alexandre Kniazev, Alexandre Buzlov et Denis Matsuev

œuvres de Bartók, Chostakovitch et Rachmaninov
Salle Pleyel, Paris
- 30 janvier 2013
le violoniste russe Vadim Repin en concert chambriste à Pleyel (Paris)
© harald hoffmann

L’affiche était belle : trois grands noms de la musique plus un « émergeant », auxquels s’ajoutent deux jeunes solistes prometteurs. Le menu séduisait : une œuvre de guerre au tragique saisissant, un trio funèbre écrit par un compositeur de dix-neuf ans dont bientôt l’inspiration se ferait, plus souvent qu’à son tour, effluence morbide et, pour finir, un quintette résolument début de siècle et tout imprégné de saveurs viennoises, lui aussi conçu par un jeune homme.

Les premiers pas du Lento lugubre du Trio élégiaque en sol mineur Op.posth. n°1 dédié par Sergueï Rachmaninov « à la mémoire d’un grand artiste » en 1892 (Tchaïkovski, bien évidemment) frémissent passionnément sous les archets d’Alexandre Kniazev et de Vadim Repin [photo]. Au piano, Denis Matsuev livre un chant strictement porté, d’une grande classe quoiqu’un rien corseté dans sa casaque. Le phrasé violonistique s’avère d’emblée d’un format discrètement serti, laissant aimablement le devant de la scène au violoncelle. La pièce s’articule dans un dessin ténu, une respiration qui jamais ne faiblit, tout en osant la nuance qu’en ses confins. On gardera le souvenir de l’approfondissement progressif du retour sombre du thème, extrêmement concentré.

Toutefois, une tendance du pianiste à écouter moins attentivement ses partenaires put quelque peu gêner les équilibres de cette interprétation, tendance qui s’accentue dans le deuxième opus du programme. À l’Andante introductif du Trio en mineur Op.67 n°2 écrit par Dmitri Chostakovitch en 1944 en hommage à son ami le musicologue Ivan Sollertinski qu’une fatale crise cardiaque venait d’emporter, à l’âge de quarante-deux ans, Kniazev imprime une poignante désolation grâce à des harmoniques remarquablement précises. Mais très vite, les choses se gâtent : Matsuev s’évertue à imposer un piano presque concertant et un son luxueux, tandis que les cordes ont à convoquer des raucités délicates autrement expressives, ce qui se révèle impossible. La proportion est désormais rompue. Et le deuxième mouvement d’en sembler plus barbaro que jamais, malgré un clavier sans caractère. Fort heureusement, le Largo suivant offre un choral densément campanaire sous les doigts de Matsuev, très engagé dans le son, où l’envolée du violon fait sens. Mais le travers précédemment constaté revient au galop avec la marche faussement gentillette de l’Allegretto conclusif : l’épaisseur pianistique contraint les cordes d’appuyer vertigineusement le jeu, si bien que le violoncelle patine désespérément tandis que Repin découvre un contrefort possible au problème dans l’accentuation, du coup accusée comme au burin. Le retour choral réconcilie l’écoute dans une glue savante, d’un pessimisme marmoréen.

Après l’entracte, quittons la Russie des tsars et l’URSS pour la Hongrie. À vingt-trois ans, Béla Bartók signe son troisième essai de quintette à cordes avec piano en 1904. Si, comme nous le rappelle Claire Delamarche dans la brochure de salle – elle vient de publier une magistrale biographie de Bartók chez Fayard –, le musicien « considéra longtemps ce quintette comme une de ses meilleures compositions de jeunesse », l’exécution de ce soir ne lui donne guère raison, il faut l’avouer. Le Quintette avec piano en ut majeur BB33 s’ouvre par un mouvement de facture straussienne, assez proche de celle d’Ernő Dohnányi, qui fait la part belle à l’altiste Julia Deyneka, excellente, par une grande mélopée relativement « sucrée ». Encore Denis Matsuev s’aventure-t-il plus résolument encore à dominer trop l’ensemble. On aperçoit le violon finement musical de Valery Sokolov, mais encore l’adroite présente d’Alexandre Buzlov au violoncelle. Une brutalité générale signe cette interprétation qui surjoue tout. Relevant plus de la performance sportive que du moment musical, le Vivace (scherzando) s’essouffle vite. Avec l’Adagio surgit enfin un Bartók plus bartókien créateur d’énigmes timbriques dans cette élégie à la saveur franco-viennoise, pour ainsi dire. Buzlov livre un trait vigoureux par lequel l’œuvre revient au lyrisme brahmsien, plutôt verbeux. Enchaîné directement, l’ultime épisode chante en rhapsode lisztien une faconde abondante que les instrumentistes ne transmettent qu’incomplètement.

Bref : dans « musique de chambre », il y a « musique », n’oubliez pas, chers grands solistes.

BB