Chroniques

par bertrand bolognesi

un dimanche à Terezín
...de la musique avant toute chose...

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 10 mai 2009

Imaginez une ville, située à près de quinze lieues de Prague, méticuleusement vidée de ses habitants par l’occupant allemand dans le but d’y ouvrir, à l’automne 1941, un camp de concentration modèle dont la mise en scène parfaitement huilée bernera les visiteurs étrangers. Sont internés là les juifs des régions alentours, mais aussi des prisonniers venus de plus loin, ce « ghetto-vitrine » étant principalement utilisé comme lieu de transit vers des destinations plus définitives… comme Auschwitz-Birkenau. Bien que l’endroit ne soit pas dédié à l’extermination, un cinquième de ses détenus y périt de maladies, de malnutrition ou de mauvais traitements. Plus du double trouvent la mort dans les camps spécialisés où on les expédie dès 1942, les survivants ne comptant qu’un sixième des captifs, parmi lesquels le chef Karel Ančerl (transféré tardivement à Auschwitz où sa femme et son fils seront gazés) – c’est d’ailleurs lui qui dirige le concert dans Le Führer offre une ville aux Juifs, film de propagande.

En juin 1944, la Croix Rouge Internationale n’y verra que du feu. Terezín s’exhibe comme une sorte de centre culturel des juifs de l’Est, lieu d’éducation et d’hygiène, avec bibliothèque, théâtre et kiosque à musique, dédiés « à l’organisation du temps libre ». De fait, les nombreux artistes réunis poursuivront leurs activités. Dans ces conditions difficiles, les compositeurs continuent d’écrire, l’un d’entre eux, Ullmann, allant jusqu’à présenter une satire de l’Allemagne nazie et d’Hitler à travers son opéra Der Kaiser von Atlantis [lire notre chronique du 10 janvier 2006].

C’est par le Quatuor à cordes Op.46 n°3 de Viktor Ullmann que s’ouvre ce concert des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris. Né en 1898 à Český Těšín, en Silésie morave (Teschen, pour l’Autriche-Hongrie), Ullmann suit les précieuses leçons d’Arnold Schönberg à Vienne. À Prague où il s’installe au printemps 1919, Alexander von Zemlinsky devient son maître. Ses premiers succès en tant que compositeur surviennent dès 1923. Sa carrière le mène bientôt à Zurich où il est en poste pour deux ans, avant d’ouvrir une librairie anthroposophique à Stuttgart qu’il quitte dès l’accession d’Hitler au pouvoir (1933). Regroupant les influences de deux enseignements – la méthode de Schönberg et le chromatisme de Zemlinsky –, la personnalité musicale d’Ullmann se révèle dans les années trente (le prix Emil Hertzka salue son opéra Der Sturz des Antichrist), partageant certaines particularités expressives qu’on rencontre chez Kurt Weill.

À Terezín où il est déporté le 8 septembre 1942, il s’investit en tant que pianiste, puis chargé de l’organisation des concerts. Il y écrit beaucoup : trois sonates pour piano, le mélodrame Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke, plusieurs Lieder, une cantate, l’opéra Der Kaiser von Atlantis [lire notre chronique du 30 avril 2006], le livret pour un projet d’opéra sur Jeanne d’Arc ; enfin, ce quatuor. Emmené à Auschwitz le 16 octobre 1944, il y est vraisemblablement gazé le 18.

Cinq séquences brèves constituent le Troisième Quatuor d’Ullmann, avec un premier mouvement plutôt lyrique qui use d’une forme à refrain. Souplement articulée, dans un bel équilibre pupitral, l’interprétation de Thibault Vieux, Vanessa Jean (violons), Pierre Lenert (alto) et Martine Bailly (violoncelle) accuse la danse mordante, rauque et revêche, du deuxième épisode, sans toutefois déroger à une certaine élégance de ton. Désolation tranquille savamment maintenue dans une nuance fragile, la partie lente mène à une conclusion qui questionne.

Nous entendons ensuite le Trio à cordes de Gideon Klein, composé à Terezín en 1944, quelques jours avant le transfert du musicien à Auschwitz, puis à la mine de charbon de Wesoła (Fürstengrube en allemand) où il décèdera au début de 1945. On ignore les circonstances de cette mort, mais l’on sait qu’ayant décidé d’évacuer le camp devant l’avancée des troupes soviétiques, les autorités nazies ont procédé à des liquidations. Né en 1919 à Přerov, Klein, à onze ans, quitte une fois par mois sa Moravie pour Prague où prendre les leçons de Růžena Kurzová. Il y donne son premier récital à quatorze ans. L’année suivante, il s’y installe avec sa sœur et commence d’étudier la composition auprès de Vilém Kurz puis d’Alois Hába, tout en menant sa carrière de pianiste.

1939 sera catastrophique : sélectionné pour représenter le Conservatoire de Prague lors du Centenaire de Dvořák dont il devait interpréter le Concerto pour piano Op.33, il est écarté de cet honneur par les autorités allemandes qui ont annexé la Tchécoslovaquie. De même est-il empêché, en tant que juif, de se rendre à la Royal Academy of Music de Londres où l’attendait une bourse d’étude. Interdit de concert, il emprunte Karel Vranek comme pseudonyme. Un mois après l’ouverture du ghetto de Terezín, il y est déporté. Tout en prenant une part importante à l’activité musicale du camp, il y compose Madrigal Sag Tod pour quintette vocal (d’après Villon), První hřích pour chœur masculin, Das Angenehme in dieser Welt pour quintette vocal (d’après Hölderlin), Bachuri, le'an tisa pour chœur féminin, une Fantaisie et fugue pour quatuor à cordes et sa Sonate pour piano.

Si la musique de Klein mêle adroitement les influences de Schönberg et de Janáček, c’est de l’esprit de ce dernier que s’inspire sa dernière pièce, le Trio à cordes joué ce soir. Deux épisodes dansants enserrent la colonne vertébrale de l’œuvre, un important Lento conçu comme une suite de huit variations sur une chanson populaire de sa Moravie natale. Gracieusement amené dans ses obstinations, l’Allegro spiccato bénéficie d’un abord tonique, laissant la place à l’inflexion sombre dans la partie médiane du Trio, sorte de choral tragique, tandis qu’en une hargne presque festive se louchit l’ultime Molto vivace.

Enfin, d’Arnold Schönberg qui put s’exiler de Vienne avant le pire, les instrumentistes cités, rejoints par Aurélien Sabouret (violoncelle) et Jean-Michel Lenert (alto) interprètent le célèbre Verklärte Nacht Op.4 de 1899, sorte de Tondichtung pour sextuor à cordes imaginé à partir d’un poème extrait de Weib und Welt, le recueil de Richard Dehmel paru trois ans plus tôt. Si l’on apprécie la pudique retenue de cette exécution, on en regrette le statisme contradictoire, une certaine raideur dans le ton général, jusqu’à cette effervescence heureuse qui suit l’annonce du pardon et manque de la certitude requise dans le chant.

BB