Chroniques

par delphine roullier

Un ballo in maschera | Un bal masqué
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra de Nice
- 31 octobre 2004
© ville de nice

En 1859, Verdi compose une œuvre qui dérange les pouvoirs italiens en place. Un ballo in maschera, dont le livret fut écrit par Antonio Somma, s'inspirait de faits historiques. L'assassinat du roi du Suède était-il trop proche (et encore, plusieurs décennies s'étaient déjà écoulées depuis 1792) ? Il n'empêche : si les autorités y virent un enjeu politique menaçant, elles négligeaient ainsi la préoccupation première de Verdi, celle de peindre une fresque où le sentiment, bien plus engagé que les idées politiques elles-mêmes, est fait roi. Le parti pris de ce soir a précisément misé sur ce grand royaume.

La scène, d'un premier abord dépouillée (deux grands murs latéraux forment un bâtiment), se construit peu à peu et se charge d'une étonnante chaleur qui jamais ne faiblira – notons le soin apporté à l'éclairage qui maintient le plateau à belle température. À mesure que la musique se déploie, de nouveaux éléments garnissent les lieux, restituant un décor XIXe siècle. S'opérant sous l'œil du spectateur, les mutations de l'espace deviennent réalité vivante. Et si elles participent à l'habillage d'atmosphères intérieur et extérieur des différentes situations, elles servent avant tout l'assistance qui prend ainsi possession des lieux et des couleurs musicales.

Chaque début d'acte persuade davantage de cette participation par l'intervention silencieuse d'un personnage qui investit la scène à la manière d'un accessoiriste venu placer l'élément manquant, sorte de pièce à conviction qui soutiendrait la crédibilité du jeu. Aussi, ce minutieux ajustement de plateau (l'incursion se fait souvent longue et sans résonance véritable) un peu démonstratif (on y sent la présence du metteur en scène) et volontiers interrogateur place-t-il les coulisses de l'émotion au devant de la scène. Il est temps de situer l'opéra dans la ligne de mire du sentiment : abolissons masques et rideaux et écoutons la bataille qui se joue derrière la musique prononcée de ce roi tiraillé entre deux émotions que lui commande son cœur.

L'histoire est celle de Gustave III, souverain de Suède, éperdument et secrètement amoureux d'Amelia. Avant d'être l'élue de son cœur, la belle Amelia est la femme de son fidèle et dévoué ami, le comte d’Anckarström. L'opéra jouera la blessure et la brisure du secret de ces âmes qui, cédant au poids des sentiments, le libèrent dans la dureté d'une réalité qui n'épargnera personne de la douleur.

À cette tragique histoire qui, rappelons-le, s'achève dans le meurtre du souverain lors d'un bal masqué, la représentation de cet après-midi ne néglige pas l'héritage joyeux de la partition, en appuyant les deux rôles qui encadrent les personnages principaux et fédèrent la gaieté à l'ouvrage : Ulrica la voyante et le messager Oscar. Le jeu de la première, mystérieux et profond, n'en demeure pas moins jovial et spectaculaire. Plus que voyante, l'Ulrica d’Elena Zaremba est magicienne ; elle n’admire pas de boule de cristal mais concocte une potion explosive dans son chaudron à prononcer l'avenir. Pour faire ainsi revivre les sorcelleries d'un temps moyenâgeux, la drôle supercherie dont témoigne l'explosion du chaudron n'en est pas tant factice ni gratuite. Se voulant le pendant du fatal coup de feu qui atteignit Gustave III en pleine poitrine, les dires de la sorcière sont vérité. Et les violents effets qui secouent net et fort l'assistance (l'explosion colorée du chaudron et le coup de feu) reflètent en bruit et en couleur cette mort qui, bien qu'attendue, n'en finit pas de surprendre. Autre figure heureuse : Oscar, au caractère bien trempé, campé par Laura Giordano. L'énergique partie du soprano est interprétée en un caractère provocateur et des tonalités rayonnantes.

Dans le rôle de Gustave III, Carlo Ventre dont brille la voix (après la nécessité, tout de même, d'un échauffement au premier acte) incarne un roi sentimental. Son masque n'est pas à tomber mais à inventer et revêtir. La prestation n'étonne pas dans le contraste mais par la mise à nue amoureuse qui rend toute sa douceur à la ligne vocale. En Anckarström, Vittorio Vitelli guide parfaitement sa partie vers l'intransigeance du personnage. Quant à l’Amelia, de Chiara Taigi, elle touche par la force persuasive donnée au rôle conduit en toute beauté vocale.

Marco Guidarini manie son agile baguette avec la dextérité requise aux sabres ! Les subtils jeux de volume qu'il livre pénètrent l'espace et donnent la perspective du temps et du ton, mine de rien. Le simulacre du lointain, dans le deuxième acte notamment, gagne un illusionnisme étonnant.

DR