Chroniques

par bertrand bolognesi

Turandot
opéra de Giacomo Puccini

Stade de France, Paris
- 28 mai 2005
Turandot, l'opéra de Puccini, mis en scène par Zhang Yimou au Stade de France
© dr

Alors qu’un petit vent de festivals souffle sur les gradins d’un lieu habituellement dévolu à des agitations d’un autre genre, la garde impériale envahit l’impressionnante reconstitution de la Cité Interdite, frappant tambours. On retrouvera ce rituel au début de chaque acte ; la représentation va commencer. János Acs, chef italien d’origine hongroise,traverse la vaste pelouse et gagne l’enclos d’où l’Orchestre de l’Opéra de Salerne accompagnera les chanteurs.

Devant l’immense succès de sa création à Pékin en 1998, dans la Cité Impériale elle-même, la mise en scène du cinéaste Zhang Yimou se devait d’être montrée ailleurs. Une équipe de décorateurs, dont les maîtres d’œuvres sont Gao Guangjian et Zeng Li, a scrupuleusement conçu une Cité fidèle à l’originale, dont le grand avantage sur le modèle est d’être transportable. Cinq ans après les huit représentations pékinoises, Séoul put ainsi jouir d’un spectacle qui partirait à la conquête d’autres villes et que goûte Paris ce soir.

Avec le désagrément d’une sonorisation inévitable, qui fait perdre beaucoup du matériau orchestral, si bien que nous ne saurions nous prononcer à propos de la lecture d’Acs et de la qualité des musiciens, le public gagne l’extraordinaire dimension du Palais, investie d’une déambulation réglée au cordeau et ornée par les costumes somptueux de Zeng Li. Situer Turandot dans la terrible cité, c’est le détacher définitivement du conte de Gozzi et le placer pertinemment dans le contexte historique puccinien. Lorsqu’à l’automne 1919 le compositeur s’attelle à la partition, sur le livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, on parle beaucoup en Europe, et depuis trois décennies, de la Chine, et non plus exclusivement comme d’une terre de légendes suffisamment lointaine pour qu’on y projetât de nombreux fantasmes. La vie politique occidentale regarde alors de près le conflit sino-japonais et la décadence impériale qui s’ensuit, dont la violente Révolte des Boxers, les répressions sanglantes, enfin la Révolution de 1911 et l’avènement de Sun Yat-Sen au pouvoir, précipitant la Chine dans une terrible guerre civile cinq ans plus tard. À l’invention du concept de péril jaune, survenue vers 1895, succédait une période de découverte plus précise du passé chinois.

Ce soir, devant la majesté du Palais Impérial et la machinerie humaine qui la tient artificiellement d’aplomb, la cruauté de la princesse fait immanquablement songer à l’effroyable Tseu-Hi. Pourtant, l’analogie n’est pas si simple : Turandot ne règne pas, l’Empereur est encore Altum. En la vainquant, Calaf épouserait-il allégoriquement le pouvoir, alors exercé sur des bases révolues par un Altum effacé, comme s’effacerait le dernier empereur de Chine au profit de Yuan Che-Kai, dictateur républicain ? À méditer…

Outre qu’elle pose discrètement ces questions, la mise en scène de Zhang Yimou s’inscrit dans la veine de ses films où vie, passion, politique et tourmente distillent les destins. Avec la complicité du chorégraphe Chen Weiya, elle fait vivre les rôles avoués de l’opéra de Puccini, mais aussi une multitude de figurants jamais livrée au hasard. Une seule réserve : le chœur n’est pas intégré à la fête, se retrouvant distribué en deux blocs d’avant-scène pour une exécution concertante.

Enfin, si la sonorisation brouille l’équilibre de l’orchestre, elle grossit les voix sans qu’on en soit gêné outre mesure ; car si l’amplification flatte les défauts, elle flatte tout autant les qualités : à chacun d’y faire le tri. Au Timur instable d’Alexander Anisimov répond la Liù attachante et nuancée d’Yao Hong, peut-être un peu tendue dans sa dernière aria. La prestation des ministres – Laurent Alvaro, Nicola Pamio et Gilles San Juan – se révèle plutôt enlevée, malgré quelques légers décalages dans les rythmes les plus périlleux. Massimo La Guardia est un Altum idéal, à l’opposé du Mandarin de Guillaume Doumenge, assez pénible. Nicola Martinucci donne un Calaf musicalement soigné, bien qu’un rien fatigué dans le duetto du troisième acte. Irina Gordei sert Turandot d’un legato somptueux, d’une fort belle unité de timbre sur toute l’étendue de la tessiture, s’agrémentant d’une indéniable présence scénique.

BB