Chroniques

par gilles charlassier

trois jeunes pianistes en récital
Lucas Debargue, Teo Gheorghiu et Takuya Otaki

Lille Piano(s) Festival / Nouveau Siècle et Conservatoire, Lille
- 11 juin 2017
© dr

Initié par Jean-Claude Casadesus en 2004, le Lille Piano(s) Festival se confirme, en son cru 2017, comme l'un des rendez-vous incontournables des amateurs de l'ivoire musical accommodé aux répertoires et formations les plus variés, avec quelques coutumières semaines d'avance sur les migrations estivales. Non content d'inviter les figures les plus établies, le robuste mais néanmoins convivial marathon nordique n'a nul besoin d'étiquette ostentatoire pour mettre en avant la génération montante.

En témoigne le récital donné par le lauréat 2016 du concours d'Orléans, Takuya Otaki [lire notre chronique du 14 mars 2016], livrant un aperçu de la création contemporaine – en synchronie avec l'une des colonnes vertébrales de la compétition organisée par la préfecture du Loiret. Deux pièces d'Hèctor Parra ouvrent le programme du soliste japonais. L'Étude n°2, Caricies cap al blanc, s'inspire de la peinture abstraite de Gerhard Richter, et navigue aux frontières de la modalité, baignant dans un onirisme que l'on pourrait imaginer marin. La n°5, Una pregunta, qui rend hommage au travail du sculpteur Jaume Plensa, se révèle plus dense et, avec un sens des correspondances esthétiques qui ne s'abîme point dans le mimétisme, explore les textures de l'instrument, sollicitant par ailleurs davantage la maîtrise de l'interprète, sans renier la recherche d'un monde sonore. Rain Tree n°1 et n°2 de Tōru Takemitsu déploie une poésie évocatrice que d'aucuns pourraient espérer plus fluide. Page de jeunesse presque aux allures de pastiche lisztien, la Rhapsodie de Bartók ne fait pas l'économie de ses longueurs, tandis que la Mephisto Waltz, de Liszt dévoile une indéniable précision mécanique.

C'est ensuite à l’Auditorium du Nouvel Siècle que l'une des coqueluches du moment, Lucas Debargue, donne rendez-vous [lire notre chronique du 2 avril 2017]. Sa lecture de la Sonate en la mineur n°14 D784 de Schubert déconcerte par sa digitalité millimétrée. Dès l'Allegro giusto, le balancement mélancolique se contient dans une pudeur quasi technique, dont ne se départissent guère l'Andante, ni l'Allegro vivace final, aux emportements sans doute un peu intellectuels. La profondeur cérébrale du pianiste français s'exprime mieux dans la Sonate en la mineur Op.21 n°2 de Szymanowski dont le foisonnement formel irrigue les deux mouvements – Allegro assai, molto appassionato et Tema, Allegretto, Tranquillo, Grazioso.

Prenant le relais d'Elena Bashkirova et ses amis en quatuor dans la jolie salle du conservatoire, où ils enchaînèrent Mozart et Schumann, Teo Gheorghiu [photo] distille sa sensibilité personnelle dans un parcours qui va de Schumann à Rachmaninov, en passant par Ravel. Du musicien romantique, le jeune prodige helvétique fait résonner les Kinderszenen Op.15 comme un album de souvenirs, sans s'appesantir sur les artifices d'une narration. Les treize portraits miniatures, ciselés sans affectation, font écho aux Études-Tableaux Op.33 de Rachmaninov à la fin du récital où, au fil des huit morceaux, se décline un remarquable sens de la couleur et de l'atmosphère, animant avec des moyens solides la puissante virtuosité picturale du recueil.

Entre ces deux pôles, les Valses nobles et sentimentales se teintent des styles qui ont façonné l'inimitable synthèse ravélienne. Pour être évidents, la clarté du jeu et l'intuition de la construction ne quémandent pas d'inutiles projecteurs et sert une conception attentive aux retenues sensuelles de la partition, dans ses rythmes comme dans ses harmonies lunaires ou écrasées de lumière. Sans vaine renommée protocolaire, Teo Gheorghiu se confirme assurément comme une personnalité à suivre.

GC