Chroniques

par gilles charlassier

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 27 juillet 2011
Tristan und Isolde, opéra de Richard Wagner
© wilfried hösl

Si l’on met à part le principe trop souvent malmené de la fidélité et de l’humilité envers l’œuvre qu’elle est censée servir, une mise en scène réussie pourrait se reconnaître à ceci qu’elle donne de soi-même son mode d’emploi, sans exiger le recours à des gloses exogènes sur des intentions parfois douteuses. Présentée pour la première fois lors de l’édition 1998 de l’Opernsfestspiele, la production de Tristan und Isolde réalisée par Peter Konwitschny pour la Bayerische Staatsoper le démontre en trois actes.

Acte I.
La nuit est tombée sur la salle. Le violoncelle solo émerge du silence. Lumière se fait sur un rideau vermillon parsemé d’abstractions figuratives évoquant Miró, refermant une deuxième scène surélevée de quelques gradins, sertie sur l’écrin du plateau de la maison. Si le concept de la mise en abyme n’est pas révolutionnaire, la suite de la représentation révèlera une mise en œuvre sensible et poétique. À la tête du Bayerische Staatsoper, Kent Nagano évite toute surenchère mystique. Les vagues successives affluent sur un roulis de violoncelles moelleux, dessinant, en harmonie avec l’inspiration du compositeur, une marine orchestrale où les pupitres des bois sont mis en valeur avec un sens de l’idiome appréciable.

Le rideau s’ouvre sur le pont d’un bateau à la coque d’une immaculée blancheur. La brise du large gonfle la toile de fond bleu azur. Le matelot, Ulrich Reβ, entonne avec application sa mélopée a capella. Isolde et Brangäne se prélassent sur des transats rayés de jaune et de blanc. L’ensemble de ce visuel pastel chante la lumière et le jour. L’autorité d’Ekaterina Gubanova émerge progressivement du flot orchestral avant de faire entendre sans faillir une Brangäne au timbre sombre et à la tenue sûre. Nina Stemme trouve immédiatement ses marques et incarne une Isolde vigoureuse, à la projection percutante, tout au long de ce premier acte agité. Le pont subit une translation latérale et l’on voit la cabine de Tristan, enveloppé dans une cape de pourpre. Le programme de la soirée met en parallèle les costumes de ce soir et ceux de la première en 1865 : Johannes Leiacker, également créateur des décors de la production, les a « actualisés » en les épurant. Alan Held apporte une solidité justement rudoyante à l’allure plus populaire des couplets par lesquels Kurwenal nargue la promise du roi Marke et sa suivante venue demander des explications au héros pour le compte de sa maîtresse. Ben Heppner montre la validité de son matériau vocal. Le ténor canadien s’économise sans rien retirer à la pâte singulière qui fait le prix de ses incarnations wagnériennes. L’arrivée sur la terre de Cornouailles se précise quand la toile de fond devient noire, couleur des rochers de la côte escarpée. Une lumière provenant de l’orient du plateau signale Marke, maintenu en hors-champ, fidèle en cela à la partition où l’arrivée du souverain n’est décrite que par l’orchestre et les chœurs, vaillants sous la conduite de Sören Eckhoff. Le chef étasunien révèle l’énergie théâtrale qui éclate à la fin de l’acte, mettant en valeur une pâte riche et colorée, sans s’attarder sur le galbe parfois perfectible des cuivres.

Acte II.
Un ciel de frondaison où se perd un rond de lune s’élève sur des troncs infrarouges entre lesquels court la nuit outremer et protège les amants. Brangäne veille, tandis que la lumière se tamise pour créer une atmosphère hypnotique et sédative. L’homogénéité du duo d’amour n’est lézardée que par quelques fêlures dans l’endurance de Ben Heppner. L’invocation à Minne, portée par une torche peinte, en accord avec l’ensemble, n’atteint pas le paroxysme auquel parvenait Waltraud Meier dans la production de Peter Sellars et Bill Viola [lire notre chronique du 30 octobre 2008]. La direction de Nagano n’est pas étrangère à la modération du relief de la scène, se contentant de lisser la pâte orchestrale. L’arrivée des soldats et du roi interrompt brutalement l’extase nocturne. Conduits par Melot, les hommes, de vert vêtus pour se mieux dissimuler dans la forêt, lacèrent l’hémicycle de tissu et la lumière se fait dans l’auditorium. Marke rejoint les adultérins réfugiés sur le devant de la scène, hors du cadre de la représentation. L’incarnation de René Pape confine à l’idéal. La tenue exemplaire de la ligne, la sensibilité des inflexions et des mezza voce, la suprême beauté du timbre, rien ne fait défaut dans le noble désespoir du souverain trahi. La pleine lumière n’est pas seulement l’effondrement du rêve d’amour, mais porte aussi sur les sentiments du roi, sortant de sa réserve protocolaire. À la fin du monologue, l’apocalypse s’estompe. Tristan pose sa tête sur les genoux de son suzerain, tel Saint Jean sur ceux du Christ. Répondant à la provocation de Melot, Francesco Petrozzi passablement frustre, il accepte le glaive de son adversaire.

Acte III.
Le héros blessé a été ramené à Kareol. Il est assis dans un fauteuil, immobile devant des diapositives sépia qui se succèdent sur la paroi orientale de l’intérieur blafard triangulaire de son Heimat, tandis que le pâtre, Kevin Conners convaincant, chante sa mélancolique ballade. Le procédé a, depuis, connu une grande fortune, au point d’en être parfois galvaudé. Si le décor semble réticent à la beauté visuelle et n’évite pas un certain statisme, il a le mérite d’avec justesse et économie représenter les remémorations de Tristan, sans succomber à une illustration prolixe. Ce troisième acte est souvent vécu comme l’heure de vérité des interprètes du rôle éponyme masculin. Démentant les rumeurs sur sa santé vocale, le Canadien tient la route. L’émission barytonne au début, mais on ne peut que s’incliner devant le savoir-faire dans la négociation de l’effort, lui permettant de tenir la corde jusqu’au dernier souffle, contenu puis expiré. Isolde arrive sur ce corps. Les amants quittent le cadre du pouvoir temporel pour celui, plus large, de l’amour infini, sur l’avant du plateau. Brangäne brise la vitre, ne pouvant entrer par la porte bloquée par Kurwenal, assisté du pilote, Christian Rieger. Marke entre sur les cadavres des hommes entretués, Brangäne interpelle Isolde, absente au monde d’ici-bas. Les amants referment peu à peu le rideau de la « seconde » scène. Mis en exergue du programme de salle, les mots de Konwistchny font sens : « Tristan et Isolde sont morts, après ils ne sont plus morts » – morts à la finitude du social, vivants à l’infini de l’amour. Isolde invite d’un geste Tristan à se lever. Nina Stemme illumine le Liebestod, accomplissement d’un duo d’amour avec un héros textuellement muet mais orchestralement vivant. Les amants s’éloignent vers les coulisses, tandis que le rideau se lève sur leurs cercueils d’albâtre devant lesquels se recueillent Brangäne et Marke – Tristan et Isolde, morts dans l’ici-bas fini, vivants dans l’infini.

Par un tel procédé, le metteur en scène ne fait que mettre en évidence la composition de l’ouvrage : à la fin de chacun des deux premiers actes, les duos d’amour ne sont qu’une Urfassung de Liebestod interrompue par l’arrivée de Marke, frontière terrestre de leur amour. La dernière version est l’aboutissement de l’anabase dramatique et harmonique initiée dès le Vorspiel et dont les premiers actes font entendre une tentative de résolution. Le parcours initiatique trouve son achèvement dans la clôture herméneutique de son explicitation, fournissant par ailleurs la preuve que le travail scénographique se compose en contrepoint humble de l’œuvre qu’il sert. Aussi l’intelligence de la production de Konwitschny relègue-t-elle nombre de successeurs au rang d’épigones.

GC