Chroniques

par bertrand bolognesi

Tristan Murail | Portulan
première française du cycle complet

Mathieu Romano dirige L’Itinéraire
La marbrerie, Montreuil
- 7 février 2018

La conception de Portulan, cycle de plusieurs pièces, intègre un quatuor pour flûte, violon, violoncelle et piano, Feuilles à travers les cloches, relativement ancien, puisqu’il fut écrit par Tristan Murail en 1999. Au fil du temps, en sa baie le grand œuvre recueillit les esquifs, si bien qu’au festival Eclat de Stuttgart les musiciens de l’ensemble L’itinéraire créait le dernier né, Une lettre de Vincent pour flûte et violoncelle, le 1er février 2018, lors d’un concert où pour la première fois était présenté l’intégralité dans sa vastitude. Ainsi ce projet né en 1999 devenait-il public en 2018. Le faut-il pour autant considérer comme définitif ? Le compositeur précise qu’il pourrait « réunir, dans son état final, neuf ou dix pièces » (brochure de salle) et il en compte huit à ce jour, dont la complète exécution requiert huit instrumentistes diversement convoqués.

Cet « ancien atlas maritime qui trace les côtes et indique les repères principaux au navigateur encore dépourvu de boussole » est ouvert par Seven Lakes Drive [lire notre chronique du 2 février 2014], page de 2006 créée l’année même par Guillaume Bourgogne à la tête de l’ensemble Les Temps Modernes, au Festival Messiaen au pays de la Meije. Sept des musiciens sont à leur poste, soit tout l’effectif moins le percussionniste (comprendre flûte, clarinette, cor, piano, violon et violoncelle). Elle est dirigée par Mathieu Romano, lors de cette soirée à La marbrerie qui reprend tel quel le programme joué à Stuttgart il y a une semaine. Après une attaque tonique, l’errance individuel des uns et des autres s’aventure entre des chutes pianistiques où se rencontrent par moments des formes de tutti. Murail parle d’une route traversant un parc naturel étasunien, dans les Appalaches, avec ses lacs « de musique tous semblables, tous différents ». Outre la redoutable partie de cor (Antoine Dreyfuss), on y goûte la lumière colorée du violon (Anne Mercier) et un duo, souvent doublé, de flûte (Julie Brunet-Jailly) et clarinette (Pierre Génisson). Le retour démultiplié de l’appel liminaire du cor se laisse recouvrir par le miroir aqueux, brisé par un vigoureux effet percussif.

Au printemps 1999, Feuilles à travers les cloches, qui renverse un titre fameux de Debussy, naissait à Stockholm. Après une attaque subtilement brouillée par le cristal du piano (David Chevalier) superposant les harmoniques du violoncelle (Myrtille Hetzel), les pizz’ du violon et les Flatterzungen de la flûte, un paysage triste hésite sans se déployer, tout en finesse, lumière entre les frondaisons dans un halo d’airain réminiscent qu’une certaine touffeur mène bientôt à un élan commun, noyé dans la résonnance pédalisée. Créé à Amsterdam en 2011 par Ed Spanjaard à la tête du Nieuw Ensemble, Dernières nouvelles du vent d'ouest se réfère également à Debussy, bien sûr, mais non exclusivement puisque le compositeur affirme s’y souvenir de Messiaen et de Paganini [lire notre chronique du 14 décembre 2017]. Son écriture virtuose est confiée à quatre officiants. Un effleurement de l’alto (Lucia Peralta) glisse sur une grappe pianistique que teinte une furtive percussion (Christophe Bredeloup), avant le bavardage assez déjanté du cor. Le halo régulier du gong semble figurer un zéphyr discret mais bien présent.

Nous abordons alors Une lettre de Vincent, tout juste paru chez l’éditeur (10 janvier) et donné en première française par Julie Brunet-Jailly (flûte) et Myrtille Hetzel (violoncelle) – une commande du festival Eclat et de L’Itinéraire. Dans la Provence où il vit désormais, Murail se regarde enfant regardant dans un livre quelques peintures et plusieurs lettres de Van Gogh (à son frère Théo), mais dans le paysage, pour ainsi dire, puisque l’artiste s’était installé sous le même ciel du sud. Les tentatives de la flûte sur les feutres parfois râpeux du violoncelle s’enlisent dans un rubato, jusqu’à l’inertie, croit-on ; mais non, les stations vibratiles se déplient bientôt en phrases plus élaborées, à la faveur du couple tremolo + Flatterzunge délicatement invasif en son retour au pli.

Comme les deux précédent morceaux, Garrigue (2008, création par l’ensemble Fa lors de l’édition contemporaine d’Aspects des musiques d’aujourd’hui, à Caen) privilégie une sonorité profonde, à la faveur des cordes graves. À l’attaque drue de l’alto répond une braise du trio à laquelle cigales et criquets de la percussion donnent un relief particulier. « La pièce est une sorte de contrepartie de Seven Lakes drive, puisque la garrigue se trouve juste de l'autre côté de la route de mon autre maison, en Provence », explique l’auteur. Son infinie douceur laisse percevoir une impalpable vie souterraine dans ses assoupissements de surface. Mathieu Romano revient au pupitre pour le quintette flûte, clarinette, violon, alto et violoncelle Paludes qui, en 2011 (Ensemble Cairn, Musica, Strasbourg), a trouvé sa source dans l’ouvrage éponyme d’André Gide (1885). Souffles, bruits de clés, effleurements chuchoteurs des cordes donnent le jour à un système quasi-litanique infiltré d’accords partagés, volontiers tendres – regard si redondant qu’il n’arrive pas : « le sujet de Paludes, c'est Paludes », oui…

« Sa victoire et sa paix furent ternies par l’ennui » lit-on dans Las ruinas circulares de Jorge Luis Borges (1940). En juillet 2006, à La Grave le même jour que Seven Lakes Drive, Claire Bernard et Jean-Louis Bergerard rendaient public Les ruines circulaires. Abord fulgurant puis solo de violon toujours plus haut, le duo lutte, crescendo. La clarinette s’engouffre à son tour dans un toujours plus haut volubile et vertigineux où la rejoint l’autre soi-même, violon fou qui la suit, qu’elle suit ; ils se doublent et se retrouvent, l’un se mirant dans l’autre, en plet : ils ne s’égareront pas, la séparation est impossible, le labyrinthe borgésien est si parfaitement musical [lire notre chronique du 1er août 2013].

« Postscriptum : Google Earth, ViaMichelin et les GPS détruisent toute la magie des cartes – ne les utilisez pas ! » : de si bon conseil, en exergue de La chambre des cartes (Amsterdam, 2011 ; Nieuw Ensemble, Ed Spanjaard), merci à Tristan Murail. Le battement vital où l’œil amorce des chemins déjouant la viabilité d’un parcours sans autre changement – trace, pli, couleur, jusqu’à flouter la vue –, invite plus sûrement à l’errance éberluée face aux mappemondes de Vienne (Globenmuseum) ou aux cadrans solaires de Dresde (Mathematisch-Physikalischer Salon). La tête tourne quand s’immobilise un geste sonore, regard aveugle. Et la musique d’idéalement guider dans le noir l’imaginaire pérégrin… Étrangement me viennent à l’esprit les impensables cartes-corps d’Opicinus de Canistris. Quand ressurgit le battement initial, flûte et clarinette soufflent la vague – loin du dessin, dans les flots, loin déjà.

BB