Chroniques

par françoise cheramy

Toki
chorégraphie d’Amagatsu Ushio

Théâtre de la Ville, Paris
- 17 décembre 2005
Toki, chorégraphie d’Amagatsu Ushio pour Sankai Juku
© agathe poupeney

Dans leur dernière pièce créée au Théâtre de la Ville, le 15 décembre dernier, les sept danseurs du groupe japonais Sankai Juku proposent un voyage initiatique de type méditatif autour du temps, se modulant entre éternité et éphémère, et nous parlent de l'émergence balbutiante de la vie jusqu'à l'imparable échec. Le geste attentif – réflexive pensée – incarne plus que jamais la beauté du vivant suspendu dans les errances d'un effort à être, à se reconnaître ; ainsi, cette danse du miroir (être regardé regardant) où deux corps aux mystères équivoques traversent la diagonale d'un plateau parcouru de deux invisibles berges, racontant avec force la recherche de son identité en l'autre. À quelle fin peut-on se perdre à tant d'épuisantes beautés ? Il faut une raison trouvée… Le chorégraphe ne nous parle – semble-t-il – que d'instants, apparemment uniques, et il est illusoire de penser y lire quelque chose si ce n'est, à l'évidence, le message d'un maître à ses élèves, comme il sera possible de le voir dans la recréation tant attendu de Kinkan Shonen (Graine de cumquat, 1978) dans laquelle Amagatsu Ushio confie son rôle à ses interprètes masculins (du 27 au 30 décembre).

« Le théâtre s'inscrit dans la vie ordinaire, dans la vie quotidienne, commente le fondateur de la compagnie. Mais ce théâtre existe en tant que lieu où sont représentés des temps et des espaces non-ordinaires. Sur la scène du théâtre, les temps et les espaces se succèdent, se juxtaposent, s'intercalent… les œuvres sont les vecteurs de ces entrelacs. La vie ordinaire, le théâtre, les œuvres... comme des temps entremêlés, des imbrications gigognes. Mais l'instant, lui, l'instant unique, appartient à tous les temps. »

Dans le butô, « danse de la cruauté nourrie des ténèbres », expression pétrie dans les cendres de la bombe atomique, émergeant de Lautréamont et de Sade, se déploie une quête viscérale qui plonge à la source de l'être. Paradoxalement crispé dans un catalogue d'images trop repérables – corps poudrés de blanc, en positon fœtale, visages tordus, pieds et mains recroquevillés –, effrayant pour les uns, resplendissant pour d'autres, dans cette descente archaïque qui met aux prises avec l'énigme du vivant, le butô reste méconnu. S'il exhibe souvent des corpsdébilités, il entend surtout retrouver une posture originelle, dressé contre tous les esthétismes. Chez Amagatsu, il prend un ton aussi cru que dérangeant. Ses chorégraphies donne du cérémonial une beauté intense, soutenue par de planantes musiques portant à la méditation aussi bien qu'à la respiration.

Pourtant, dansToki (Un instant dans les temps entrelacés), la violence et la morbidité se sont éloignées. Ses sept états particuliers sont décrits comme autant de nouvelles racontées, et chaque temps, voyageant dans un mental particulier, rend le spectateur visionnaire d'une médiation abyssale. Les corps révulsés ont laissé place à des silhouettes androgynes enveloppées de robes corolles ou sarongs (ce tissu ceignant la taille, familier en Asie, particulièrement en Thaïlande et au Vietnam), d'une féminité surprenante. Les crânes chauves et les torses imberbes nous bouleversent par leur pureté et ces « êtres du milieu entre le masculin et le féminin, un peu comme des hermaphrodites » électrisent l'air au gré de leur ondulation. La transe est douce mais profonde. Comment se fait-il qu'au milieu de cette merveille vienne se glisser l'aberration d'un danseur n'ayant pas les jambes rasées ? De cette évanescence miraculeuse surgit soudain l'animalité. Que s'est-il passé ?

FC