Chroniques

par laurent bergnach

The photographer
œuvre de média mixtes de Philip Glass

Cité de la musique, Paris
- 27 septembre 2014
The photographer, œuvre de média mixtes de Philip Glass
© dr

Eadweard Muybridge (1830-1904) ne s’est pas contenté de naître à Kingston-upon-Thames (Angleterre), sous le nom d’Edward James Muggeridge, et d’y mourir : c’est un pionnier, qui se rend aux États-Unis au mitan du XIXe siècle pour y devenir libraire-éditeur. Mais à trente ans, un accident de diligence décide d’un destin moins discret. Hospitalisé pendant plusieurs semaines, diminué, le jeune homme s’oriente vers la photographie, d’abord dans un but seulement thérapeutique puis comme témoignage scientifique. De 1860 à 1867, il apprend à maîtriser cette technique et vise à acquérir un matériel de pointe. Peu à peu, ses compétences sont remarquées dans divers domaines qui vont du portrait de notable au reportage de guerre.

Deux événements vont encore bouleverser la vie de Muybridge. En 1872, Leland Stanford, alors président de la Southern Pacific Railroad et gouverneur de Californie, l’invite à résoudre une controverse qui perdure : les jambes d’un cheval quittent-elles ou non le sol durant le galop ? Il donnerait la réponse en 1878, à l’aide de plusieurs appareils photos déclenchés successivement le long d’une piste équestre. Mais en 1874, avant cette expérience qui marque le début de son intérêt pour le mouvement, le quadragénaire est arrêté pour le meurtre de l’amant de sa femme Flora, lequel s’avère également le père de son enfant. Grâce aux relations de Stanford, la relaxe est décidée, dans la surprise générale.

À l’heure où démarre son travail pour la Trilogie Qatsi [lire notre chronique du 18 décembre 2005], Philip Glass s’inspire de cet épisode judiciaire et présente The photographer à Amsterdam en 1982, remanié par la suite. L’originalité tient à la succession de trois modes artistiques : théâtre (un texte de Rob Malasch prélève les mots du procès et de la correspondance de Muybridge), concert et ballet (avec le retour des personnages incarnés en première partie). Certes, les noms d’Helios ou de Pendegast échappent au spectateur, mais l’essentiel lui parvient.

« Dans cette œuvre, écrit le chorégraphe Shang-Chi Sun, le personnage central Muybridge transforme le temps et l’espace […] Séquence ininterrompue, elle étale au grand jour plusieurs niveaux de la puissance du corps en mouvement, elle expose autant la répétition que des tournants abrupts ». Le Taïwanais met en scène l’ouvrage sur fond de projections qui se succèdent d’abord avec lenteur et en largeur, en référence aux clichés paysagers du début de carrière (arbres et canyons du parc d’Yosemite, notamment), puis qui s’agglutinent en une vingtaine de vignettes, boucles animées avec hommes et animaux captés par notre « chronophotographeur », en précurseur du cinéma (durant la partie laissée aux seuls musiciens).

Trois danseurs-acteurs s’animent à l’entrée du public, surtout David Essing (Larkyns) qui déambule dans les allées, répétant la scène du meurtre avec poignée de main, détonation et effondrement au ralenti. Le corps d’Annapaola Leso (Flora) dit ensuite les tortures d’être coincé entre mariage et passion, bras cassés ou épaules plus basses que le bassin. Enfin, mari d’abord rigide et distant, Ross Martinson (Muybridge) mène ses partenaires dans un trio entre grâce sensuelle et énergie acrobatique où le porté sublime le lien. Au final, une ovation méritée salue ces trois artistes, le chef Manuel Nawri au cordeau ainsi que l’Ensemble KNM Berlin et les six choristes du Vocalconsort Berlin.

LB