Chroniques

par laurent bergnach

The Fly | La mouche
opéra d’Howard Shore

Théâtre du Châtelet, Paris
- 11 juillet 2008
The Fly, opéra d’Howard Shore au Théâtre du Châtelet (Paris)
© marie-noëlle robert

Le 3 juillet dernier, avant le lancement de la double projection de La mouche noire (1958) et de son remake (1986), sans l'aide de la traductrice, David Cronenberg incitait le public à venir découvrir l'opéra d'Howard Shore, « tout à fait la même chose et tout à fait différent ». D'un chef-d'œuvre du cinéma fantastique amorcé suite à l'abandon du projet Total Recall (le réalisateur voulait William Hurt, pas Schwarzenegger !), la transposition scénique reprend bien évidemment le thème du scientifique victime d'une manipulation génétique imprévue, dont la lente mutation se matérialise par étapes « rigolotes et inquiétantes », des premières acrobaties virtuoses (Devlin Bogino) à la marche au plafond, tête en bas. Sans donner dans l'autodérision servie par Jeff Goldblum au début des « années sida », humour et clins d'œil conservent leur place – à la réception Particle Magazine, Veronica se sent comme « Cendrillon au milieu d'un tas de citrouilles », l'entrepôt porte le numéro 58 et le champagne est français, évidemment.

Sonnerie de téléphone vintage et télépodes façon coffre-fort, l'originalité de cette création mondiale (en coproduction avec le Los Angeles Opera) est la transposition dans les années cinquante. Outre la référence à la nouvelle originale de George Langelaan dont s'inspire le livret de David Henry Hwang (parue dans Playboy en juin 1957), c'est toute une mythologie qu'on évoque avec cette période paranoïaque : menace des radiations nucléaires, chasse aux conspirations communistes et rumeurs de savants nazi associés à l'Oncle Sam pour des recherches biotechnologiques. L'angoisse ultime est de rester le dernier humain à combattre une colonie de singes, de vampires ou d'extraterrestres, ou le seul, rejeté par tous, à se changer en félin ou en reptile. Et puisque même l'horreur est politique, la scène du bar montre une jeunesse désenchantée, façon West Side Story et Rebel Without a Cause.

L'autre bonne idée est musicale.
C'est d'avoir doté l'ordinateur d'une voix synthétique – Chœur du Châtelet et Chœur de jeunes du CRR d'Aubervilliers-La-Courneuve –, seule compagnie de Seth Brundle durant ses six ans chez Bartok Science Industries. Contrepoint au héros qui cherche à fuir la chair puis à s'en griser, la machine reste d'une douce neutralité et détaille, lors d'interludes scéniques, les transformations physiques que la caméra rendait autrefois en gros plans. À part deux courtes citations de sa partition passée (sauf erreur, les premiers accords de l'ouverture sont celles du générique), Shore livre une musique originale… malheureusement pas impérissable.

Dans le rôle-titre (si l'on peut dire), en alternance avec Daniel Okulitch, saluons la performance de Laurent Alvaro : le baryton jouit d'une voix souple et sonore, bien projetée, au timbre viril, légèrement granuleux. Fil conducteur d'un récit en flashback, Veronica – confié au mezzo Ruxandra Donose, qu'on aurait souhaité plus ample – se métamorphose, elle aussi : femme affranchie qui débouche le vin et fait le premier pas, elle est prête au sacrifice – « je n'ai pas le choix, je l'aime », telle l'héroïne d'un mélodrame de Sirk –, et à assumer sa grossesse au nom de la Nouvelle Chair. Les autres chanteurs se révèlent d'honnêtes partenaires, tandis qu’au pupitre de l'Orchestre Philharmonique de Radio France Plácido Domingo, à l'origine de la commande, s’avère fort attentif à ne pas couvrir les voix.

Pour qui connaît bien le cinéma de Cronenberg, The Fly était le plus évident à adapter (huis-clos, linéarité), mais aussi le moins intéressant, en comparaison des mises en abyme et autres méandres psychologiques proposés par Videodrome, The Naked Lunch ou encore eXistenZ. De même ne fallait-il pas attendre de miracles d'un compositeur habitué à livrer une musique formatée, au service d'un autre art (on pourra réentendre l'ouvrage sur France Musique, le 2 août prochain). Pas de grande déception, donc, mais plutôt l'espoir que ce genre de cross-over fasse venir un public vierge au théâtre qui, sans ce baptême du feu, n'aurait jamais su que Der Ring des Nibelungen aussi était pour lui.

LB