Chroniques

par bertrand bolognesi

The beggar’s opera | L'opéra des gueux
opéra de Johann Christoph Pepusch

Théâtre de Caen
- 20 décembre 2018
"The beggar’s opera" de Johann Christoph Pepusch, repris avec succès à Caen
© patrick berger

En tournée internationale depuis plusieurs mois, cette nouvelle production du Beggar’s opera de Johann Christoph Pepusch, qui aux Arts Florissants associe les opéras de Caen, Luxembourg, Genève, Rennes, Versailles, Liège, Novare, Reims, Clermont-Ferrand, Pise et Les Bouffes du nord (Paris) ainsi que les festivals d’Edinbourg et de Spoleto, gagne cette semaine la cité normande qui, il y a près de vingt ans déjà, accueillait la version imaginée par Benjamin Britten en 1948, alors dans une mise en scène de Stefan Grögler. De fait, cet Opéra des gueux composé à partir d’un projet original de l’écrivain irlandais Jonathan Swift par le Berlinois Pepusch (1667-1752), représenté avec succès soixante-deux fois au Lincoln's Inn Fields Theatre, à partir du 28 janvier 1728 [lire notre critique du DVD], s’offre au spectateur caennais dans ce souvenir brittennien, si ce n’est dans le sillage inverse du désormais plus fameux Dreigroschenoper de Bertolt Brecht et Kurt Weill, conçut deux cents ans plus tard sur la même trame – et même une citation musicale (la complainte des mendiants).

Si le célèbre Bavarois réécrivit le livret en l’actualisant au contexte social et politique de l’Allemagne en crise de la fin des années vingt, Britten s’attelait deux décennies plus tard au texte initial de John Gay, satiriste anglais dont le triomphe de l’ouvrage fit la réputation, au point d’éclipser au fil du temps le nom du musicien [lire notre critique du DVD]. Quant à lui, le metteur en scène Robert Carsen fit appel au dramaturge Ian Burton, auquel on doit (entre autres) le livret de Richard III de Giorgio Battistelli [lire notre chronique du 22 janvier 2012], pour revisiter les dialogues afin qu’ils s’inscrivissent directement dans la réalité londonienne d’aujourd’hui. On en goûte avec délectation la verdeur.

De même que la proposition de Jean Lacornerie, vue le mois dernier [lire notre chronique du 25 novembre 2018], celle de Carsen convoque une armada de cartons qu’elle sait toutefois faire vivre bien autrement (scénographie de James Brandily). À peine le public installé, face à une scène où git un SDF dans une couverture, toute une marmaille hurlante surgit dans la salle, sous des sirènes de police, pour envahir aussitôt le plateau qu’elle métamorphose prestement. Cette joyeuse équipée de petits voyous tient activement tout le jeu, durant les près de deux heures du ballad opera. Efficacement chorégraphiée par Rebecca Howell, elle y incarne tour à tour les crève-la-faim qui font la fortune de l’entreprise Peachum, la garde rapprochée de Macheath, la police de Londres et même, pour l’un d’entre eux, Manuel le barman (Sean Lopeman) dont le pantalon, lors d’un saut un rien trop enthousiaste, subit une rupture fondamentale de couture vraisemblablement imprévue qui met spontanément en joie ses partenaires. La truculence de certains tableaux n’est point pour déplaire, de l’affrontement du couple Peachum à la tentative d’empoisonnement de leur fille par sa rivale Lucy, en passant par la visite au bordel où cinq cambrures éloquentes font fête au héros. Loin de sembler absurde, le renversement radical de situation par le coup de théâtre final épingle à juste titre l’ambition humaine qui, à travers les siècles, fait rage sans aucun scrupule.

Si les dix instrumentistes des Arts Florissants, placés sous la direction de la claveciniste Marie Van Rhijn, ne déméritent pas dans des interventions musicales reconsidérées par la main de William Christie, les voix satisfont nettement moins. Certes, avec ses grandes scènes parlées que quelques songs viennent agrémenter, The beggar’s opera se place à la croisée des genres, entre théâtre et musical baroque ; mais l’emploi de gosiers faiblichons ne saurait pour autant constituer quelque atout. Plusieurs personnages sont particulièrement attachants, comme Dame Peachum par Beverley Klein ou la Jenny de Lyndsey Gardiner. Avec le physique du rôle, Benjamin Purkiss déconcerte en Macheath : le timbre est loin du charme que possède l’acteur, mais le chant est parfaitement maîtrisé. Enfin, Olivia Brereton est LA voix de la soirée, qu’elle met au service d’une Lucy passionnée et attachante. Malgré ces réserves, on passe un très bon moment.

BB