Chroniques

par marc develey

Teodor Currentzis dirige Musica Aeterna
Henry Purcell | Dido and Æneas Z 626

Georg Friedrich Händel | Dixit Dominus HW 232
Cité de la musique, Paris
- 21 février 2014

Sous la direction de Theodor Currentzis, le Dixit Dominus HW 232 de Georg Friedrich Händel renaît furieusement vivaldien. Portée par de vigoureux tempi, la rhétorique, intensément baroque, déploie une gamme émotionnelle dans des régions de haute ferveur, tour à tour amoureuse, terrible ou jubilatoire. Le texte, loin de toute succession anecdotique de syllabes, est servi en ses rebonds par une grammaire sans faille, faite de piqués expressifs, de crescendos subtils, d’attaques engagées, de pâtes onctueuses (Juravit) ou de pétulants galets contrapuntiques (Tu es sacerdos)... Quoique limitée, la réserve de son est exploitée d’inimitable façon, depuis les replis secrets des chuchotements, au chœur initial, jusqu’aux exaltations triomphantes d’un Conquassabit terrifiant d’enfantine joie destructrice. À l’image des cantus firmus clairement détourés, chaque plan sonore garde sa consistance propre, aux autres entremêlé pourtant en d’inédites textures. L’unité du chœur et des différents pupitres éclate à chaque verset, et peut-être jamais autant qu’au De torrente dont est balayé le souvenir des enregistrements dolents : délicieux de tendresse, l’ethos s’y éploie dans une immense douceur sur l’eau calme du luth au long des courants anastomosés des voix, des violons et des vents – jusque dans ces pianississimi finaux dont, à les suivre dans leurs échos, on peut se voir offrir un chemin vers l’intimité du silence, autre face peut-être du Dieu effervescent et terrible du Psaume 109.

Il est rare qu’une version de concert d’un opéra baroque ne lasse point ici ou là – l’exercice est redoutable, qui fait porter à la musique tout le poids de l’émotion quand il était attendu des scènes de l’époque que l’illusion sonore s’alliât au visuel. Le Dido and Æneas ici livré sait pourtant déborder le cadre musical pour se donner la consistance assurément merveilleuse du conte. On est pris par les ouvertures engagées, on s’émeut des climats et des danses, et l’on applaudit tour à tour les personnages enchaînés à ce court drame : Belinda, l’optimiste à la voix claire (Nuria Rial), Dido terrible en ses orgueils (Anna Prohaska), délicieuse en ses lamenti, que ne dissipent pas quelques écarts de précision, la Magicienne (hiératique Maria Forsström) à la voix projetée comme autant d’oracles démoniaques. Énée, un peu falot, reste sans doute en-deçà de l’intensité narrative (Tobias Berndt), et tel chœur de sorcière (In our deep vaulted cells) n’est-il plus peut-être, pour nos oreilles contemporaines, suffisamment maléfique.

Mais nous enchantent le chant des marins (Come away fellow sailors), la danse qui s’ensuit, et de façon générale la touche figurative de l’orchestre, qu’elle préfigure en quasi jacaras la source de Diane (Acte II, Gittar ground), souligne le climat en des ouvertures aussi prenantes que les introductions cric-et-crac du conteur requérant l’attention, ou, toute délicatesse, accompagne tel duo (Fear no danger) en osmose toujours avec les solistes. Nous enchantent, oui, et au sens plénier : tissent un charme d’images et d’affects qui ne peut laisser intact et explose dans le bouleversant chœur final (All we know) dont les silences jouent avec nos émotions, arrêts médusés de tristesse – et de reconnaissance pour tant de grâce.

Après tant de splendeurs, on n’attendait pas d’autres merveilles que celles du silence. Mais Theodor Currentzis donne encore deux pièces de Purcell, chœur a capella et trio vocal subtil s’achevant dans l’intimité d’un son porté aux limites de l’audible ; tous deux d'une émotion que nous ne savons qu'au sortir de certains rêves d'artistes. Musique portée par haute parole, comme seuls savent en délivrer les conteurs de haut langage, à nous retrouver pétrifiés et honteux de la grossièreté subséquente des applaudissements, saisi d’un transport si intense qu’il semble nous donner un monde.

Nous avons donc quelque honte à poser des mots sur cette soirée. Savante ou esthétiquement engagée, en prenant appui sur l’entour social des œuvres, la chronique vise un accès à ce je-ne-sais-quoi dont le spectacle vivant fait son supplément. Parfois, pourtant, ce viatique ne nous est d’aucune utilité. Ce qui se joue passe le pouvoir descriptif des formes et du style convenus.

MD