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Chroniques
Strauss-Mozart, le cycle complet
Gewandhausorchester Leipzig, Riccardo Chailly
Mesure-t-il sa chance, le mélomane parisien ? Pour trois soirs, le Gewandhausorchester s’installe à la Philharmonie où donner le cycle Mozart et Strauss qui ouvrait sa nouvelle saison, il y a six semaines. À trois concerti du Salzbourgeois sont ici associés sept grandes pages du Bavarois, parmi lesquelles une rareté. Si la logique chronologique aurait pu dicter une ouverture avec le Macbeth de 1886 et son achèvement dans l’opus 142 (1945), c’est mâtiné de la malice du compositeur que s’est construit ce parcours, d’un fil moins linéaire.
Au Don Juan Op.20 de 1888 revient donc le rôle d’initiateur. Dans cette œuvre flamboyante d’un virtuose de vingt-quatre ans se laissent encore percevoir de nombreux wagnérismes dont plus tard s’émancipera son style. Riccardo Chailly lance ses instrumentistes dans une lecture fulgurante, dénué de tout sucre mais non de l’emphase nécessaire, puis cède ingénieusement à la séduction, cette fausse candeur du désir qui rendrait amoureux de la tromperie elle-même – déjà les bois s’affirment somptueux. Il cisèle certains alliages de timbres avec cette maestria bien à lui, accordant le charme requit au cristal qui fera le bonheur de Rosenkavalier et de Frau ohne Schatten, entre autres.
À l’inverse, une page concertante de la fin commence la série : le Concerto pour piano en si bémol majeur K.595, l’ultime que Mozart dédie à cet instrument, à Vienne en 1791. Dans l’effectif respectueux du temps du créateur, Chailly avance une clarté salutaire, toujours fort élégante, à peine rehaussée par les inserts flûtistiques. Le piano de Maria João Pires fait une entrée tendre, sur une pédalisation un rien mouillée, aigus considérablement adoucis. Évidente, la respiration conquiert d’emblée l’écoute. Après la fausse simplicité de la cadence, suivie d’un final relativement discret, le pudique recueillement du Larghetto laisse pantois. La subtilité de la frappe, la lumière de l’articulation, mais encore cette indicible joie mélancolique, toutes les atouts sont réunis. Aussi l’Allegro conclusif évite-t-il toute démonstration, serti dans un équilibre positivement précieux.
Au centre du tiercé mozartien, le Concerto pour violon en sol majeur K.216, qui date des années salzbourgeoises (1775). Avec un Christian Tetzlaff irréprochable et perfectionniste comme une dentellière d’autrefois, la mise y perd cependant : l’Allegro en devient « chichiteux » à l’extrême, jusqu’à en oublier tout phrasé, l’Adagio à juste titre maniéré mais sans atteindre la volupté qu’on en peut attendre, enfin le Rondeau laisse de marbre. Une deuxième fois le miracle aura lieu, pourtant : contrairement au 28 août à Leipzig, l’interprétation du Concerto pour clarinette en la majeur K.622 (créé à Prague à l’automne 1791) atteint cette fois des sommets. Incomparablement plus concentré et investi dans sa partie, Martin Fröst a muri son approche de l’Allegro à l’aune de celle de l’Adagio médian grâce auquel, irrésistiblement, l’on s’élève. De fait, en dépassant mardi soir cette « technicité » démonstrative de l’été, le Rondeau conclusif révèle des trésors de musicalité.
Retour à la jeunesse de Richard Strauss, lundi, avec Macbeth Op.23, le premier de ses poèmes symphoniques, conçu avant Don Juan mais révisé puis créé après lui (1887-92). Avant de s’inspirer du théâtre de Lenau, c’est celui de Shakespeare qui frappe le compositeur. Cette page s’aventure dans un geste quasiment beethovénien que vient immédiatement contredire l’usage d’un effectif pléthorique. Chailly en magnifie l’élan dramatique, puis contraste les promesses enchanteresses aux emportements les plus énergiques, plongeant assurément dans le théâtre straussien, avec ses joliesses de couleurs et ses noirceurs héroïques. Moins connue, cette page réserve des passages difficiles à l’exécution et une forme qui ne se livre guère, peut-être moins attendue, exempte de ces efficaces ficelles qui caractérisent en partie l’écriture de Strauss. La phalange saxonne la porte haut, dans une forme olympique, selon la formule consacrée.
Dans la même période, l’Allemand écrivait Tod und Verklärung Op.24 dont on goûte mardi la rondeur avec laquelle s’imposent le motif introductif puis le thème pris un rien plus lentement qu’en août in loco. À la moelleuse gravité du premier climat s’oppose le cinglant du deuxième – à réveiller les morts ! Après en avoir souligné à peine l’élégie suivante, comme pour mieux bondir dans les affres passionnelles, le maestro milanais termine dans un calme souverain, comme loin du monde. Ce n’est pourtant qu’en 1945 que la distance sera prise : celle des Metamorphosen dont on découvre une approche moins hiératique, plus chatoyante, dont le caractère se fait encore poignant mais sans le pouvoir intrusif du concert cité plus haut [lire notre chronique du 28 août 2015].
Avant l’extinction, la véhémence nietzschéenne, avec les opus 30 et 40, écrit entre 1887 et 1896 quant au premier, l’autre ayant été achevé en 1898. La précision et la puissance du prélude d’Also sprach Zarathustra nourrit sans « cinémascope » le lyrisme éperdu du poème, par-delà un orgue de (mauvaise) fortune – l’inauguration de la tuyauterie philharmoniste est pour la fin de ce mois, allons ! À son souvenir, l’impact salutaire d’une vraie cloche est un antidote certain… Avec ce soin du détail qu’on lui connaît, Chailly signe une approche au long cours, d’un souffle profond et inépuisable qui échappe totalement à toute notion de battue, toute velléité de mesurer le temps musical – très grand, vraiment très grand. À son service, le répondant avantageusement complice de bois altiers, de cordes remarquables dont, sur l’ensemble de ces soirées, l’on saluera particulièrement Léonard Frey-Maibach pour ses soli de violoncelles prodigieux. Ein Heldenleben arbore de suite une saine tonicité, à des lustres de la lourdeur affichée jadis par Thielemann [lire notre chronique du 12 mars 2014]. La noblesse du héros surgit du luxe de l’articulation plutôt que de la verve elle-même, jusqu’en ces moires narratives dont en seigneur Riccardo Chailly sait profiter.
Plus festif que jamais, Till Eulenspiegels lustige Streiche Op.28 (1895) clôt dans une hardiesse mutine cette résidence saxonne à la Villette : trois concerts qu’on n’est pas prêt d’oublier. Encore nous ont-ils permis de faire connaissance avec une Philharmonie qu’on dit enfin finie (ce n’est pas encore tout-à-fait vrai, mais elle en prend le chemin) : l’acoustique du balcon s’est améliorée, avec une réverbération grandement réduite, désormais, presque inexistante au premier rang, refaisant apparition au deuxième, déjà gênante au troisième. Des efforts sont encore à fournir, mais c’est déjà beaucoup mieux.
BB