Chroniques

par nicolas munck

Stifters Dinge
spectacle d’Heiner Goebbels

Biennale Musiques en scène / Théâtre National Populaire, Villeurbanne
- 15 mars 2014
Stifters Dinge, spectacle d’Heiner Goebbels
© mario del curto

Bravant le pic de pollution qui sévit en terres lyonnaises depuis une poignée de jours, mettons le cap vers Villeurbanne et son mythique Théâtre National Populaire (TNP) pour une nouvelle exploration visuelle et sonore aux côtés des Stifters Dinge d’Heiner Goebbels (Les choses de Stifter, en traduction littérale). Ayant eu quelques échos de cette détonante machinerie pianistique tout en ayant soin de se préserver des vidéos et explications techniques disponibles sur la toile, nous arrivons impatients d’assister à ce qui est présenté comme une pièce de théâtre musical sans acteur, ni musicien.

De façon comparable à l’installation Genko-An 69006 [lire notre chronique du 9 mars 2014], l’oreille est accueillie par un continuum sonore et la chorégraphie réglée des techniciens peaufinant les derniers détails et donnant vie à cette mécanique autonome. En fond de scène, nous identifions dans le lointain une incroyable structure composée de cinq pianos disposés sur différentes hauteurs dans un décor d’arbres dénudés laissant parfois échapper quelques volutes de fumée. Les pianos droits, ouverts, rendent visible le dispositif technique entre jeu mécanique usuel et « jeu préparé » dans les cordes du piano (impacts, effets glissés, éléments parasites sur les cordes, etc.). À cour, un quart de queue renversé conduit le regard. Frontalement, un tracé lumineux vert découvre progressivement trois bassins apparemment recouverts d’un voile et que les techniciens tamisent avec un sable clair et remplissent dans les premières minutes. Un dispositif de haut-parleurs, éclairé par intermittence (en fonction de leur prise de parole), et deux tuyaux percutés produisant un son grave viennent compléter cet ensemble chargé.

Dans un habile jeu scénographique, Heiner Goebbels masque où met en lumière sa machinerie pianistique en plaçant ponctuellement l’auditeur dans une situation d’écoute acousmatique permettant d’orienter différemment l’oreille ou le regard. Dans une courte section, la structure disparaît en effet complètement dans un mouvement d’écrans et de sources lumineuses, telle une danse voilée, se reflétant à la surface de l’eau.

Mais quel(s) lien(s) avec le travail de l’écrivain et peintre autrichien Adalbert Stifter, serait-on en droit de se demander, et dans quelle(s) mesure(s) Goebbels trouva-t-il un parallèle entre son approche et celle d’un des fondateurs du Biedermeier ? Nous y arrivons. Si le compositeur et metteur en scène allemand convoque effectivement un texte de Stifter décrivant de manière quasi picturale sons et bruits d’une forêt prise par neiges et glaces, cette mise en relation va plus loin qu’une simple évocation, qu’un hommage rendu. Comme chez Stifter, Goebbels met en scène et en son(s) ce qu’on cherche habituellement à cacher. En ce contexte, ce sont bien « les choses » – bruits mécaniques, souffles et lumière – qui font office d’acteurs et de musiciens. Nous voilà donc conviés à une véritable « expérience des choses ». Déclamé depuis un haut-parleur environné de lumière, ce texte descriptif et parfois figé dans la narration est accompagné par l’orchestre mécanique (dans le rôle d’un chœur ponctuant et commentant le discours) et une transformation progressive du décor par l’application d’écrans aux couleurs changeantes sur la structure jusqu’à la surimpression de deux tableaux dont les détails sont rendus par un suivi d’écran.

À ces sources textuelles et picturales, complétées par des extraits de pièces radiophoniques, sons de terrains ethnographiques et un extrait de l’Andante du Concerto nach Italienischem Gusto de Johann Sebastian Bach sous le mécanisme d’un piano droit, il faut ajouter la bande d’une entrevue passionnante avec Claude Lévi-Strauss, dialogue très émouvant dans lequel l’anthropologue décrit ses premières expéditions dans les carrières et « tropiques imaginaires » de la banlieue parisienne. On y retrouve le parcours d’une personnalité hors-norme affirmant que les espaces vierges de toute activité humaine sont désormais perdus.

Dans le dernier temps de la pièce, et sur une densification du matériau musical et percussif, l’armada mécanique vient au-devant par un traveling, laissant constater plus encore l’aspect squelettique de ces pianos désossés que contrôle l’électronique. Dans un environnement soudainement apaisé, la structure se retire comme elle était venue, découvrant bouillonnement et toussotement de spirales brumeuses à la surface de l’étendue d’eau.

Pas toujours convaincu par la dimension musicale des propositions d’Heiner Goebbels où le fonctionnel est parfois de mise, il faut lui reconnaître une maîtrise et un raffinement extrême dans les arts de la scène et une faculté impressionnante à captiver l’attention ; s’y ajoute un contrôle de tous les aspects techniques qui laisse songeur et admiratif. Dans I went to the house but did not enter, nous relevions la gageure d’une écriture en quatuor vocal dans une scénographie pertinente de la quotidienneté, et dans les Chants des guerres que j’ai vues la dimension profondément scénique d’une œuvre n’usant pas, ou peu, de ressors de mise en scène. Stifters Dinge fascine sans nul doute par cette mécanique de précision au service d’une poétisation de la « chose », du décorum, de l’accessoire du « son-bruit ». Le plus étonnant est qu’on a bien du mal à comprendre la totalité des complexités d’un dispositif pourtant visible de bout en bout. Après tout, peu importe ! Saluons plutôt le formidable travail des équipes techniques du TNP.

NM