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Chroniques
Schuberts Winterreise
komponierte Interpretation d’Hans Zender
« Schubert invente pour le mot-clé de chaque poème une figure musicale toujours présente en germe à partir de laquelle le Lied se déploie. Dans mon arrangement, les changements structurels décrits naissent toujours à partir de ces germes pour ensuite se développer au delà du texte schubertien : les bruits de pas dans le 1 et le 8, le vent qui souffle (2, 19, 22), le cliquetis de la glace (3, 7), la recherche désespérée du temps passé (4, 6), les hallucinations et feux-follets (9, 11, 19), le vol des corneilles, le frémissement des feuilles mortes, le grognement des chiens, les bruits d’une voiture postale qui s’approche… », explique Hans Zender (brochure de salle) à propos de son Schuberts Winterreise, eine komponierte Interpretation, que donne l’Opéra Comique (en coproduction avec Les Théâtres de la Ville de Luxembourg).
Avec la complicité d’Hella Prokoph, la metteure en scène Jasmina Hadziahmetovic installe le chanteur dans une chambre délimitée par des murs de stores blancs, modulant l’espace selon qu’ils s’ouvrent, s’enroulent ou se déroulent. À plusieurs reprises, dûment fermés, ils offrent l’opacité nécessaire à la vidéo de Frieder Aurin. Commencée dans le frottement et le souffle, la représentation de cette interprétation composée s’empare de l’original qu’elle réimplante dans l’aujourd’hui de Zender (le nôtre) par des incursions dans un quotidien évident (la grande avenue de voitures sous la pluie, le comptoir à Currywürste, etc.).
Investir le patrimoine musical avec les moyens compositionnels de notre temps est un geste que l’on croise chez plusieurs compositeurs, comme Zimmermann, Henze ou Widmann pour le plus jeune, Berio n’étant certes pas le dernier à l’avoir pratiqué. Loin de recourir à la citation ou au collage, la démarche de Zender diffère d’une écriture en référence. Plutôt que de visiter le passé, il l’invite et l’accueille avec une humilité féconde, selon un rapport personnel au temps, une conception clairement non-linéaire de l’histoire de la musique. Ainsi Zender reçoit-il Schubert, à l’instar de Salvatore Sciarrino ouvrant, sous un prétexte dramatique, sa fabrique à d’ancienne factures pour La terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria (1999).
Au cœur des années soixante-dix et jusqu’à la fin de la décennie suivante, le chef d’orchestre et compositeur allemand approcha toujours plus profondément les cultures asiatiques, et la japonaise avec plus d’assiduité encore. Aussi se confrontait-il à d’autres mondes, renouvelant par l’auto-critique son inventivité, via une réflexion sur le quasi-cloaque où put sembler à certains se trouver l’Occident musical tellement emporté dans ses propres codes (pas facile de quitter la série…), ce qui donna lieu à de nombreux opus (Muji no kyo, Lo Shu I, II et III, etc.). En 1982, peut-être mû par un besoin de réancrage dans la tradition européenne, il y jette un œil presque détaché à travers Dialog mit Haydn pour deux pianos et trois ensembles instrumentaux. Après une seconde décennie que jalonnent des œuvres d’inspiration japonaise – Cinq Haïku (Lo-Shu IV), Die Wüste hat zwölf Ding’, Angezogen vom Ton der Flöte (drei Stücke nach japanischen Zen-Sprüchen), Konzert (Lo Shu V), Fûrin No Kyô, Nanzen No Kyo (Canto VII), etc. –, Hans Zender porte un regard nouveau sur Schubert : dans la suite logique de ses quatre Schubert-Chöre de 1986 (voix soliste, violons solistes, chœur et orchestre), en 1993 il réinvente Winterreise pour ténor et orchestre de chambre en poussant plus avant son esthétique par l’évocation, via la guitare, d’un folklore qui précéda le Viennois. À l’inverse, l’emploi de l’accordéon propulse Schubert vers un folklore moins ancien.
Motifs transformés en ritournelles, hésitations obsessionnelles, désertification du matériau, emphase du chant ou, au contraire, Sprechgesang rude et remâchage en autodérision, le texte originel est bien présent, ricochant sur de multiples commentaires et parenthèses, dans un rapport aux poèmes tour à tour néo-expressionniste ou tenu à distance, comme on le ferait de quelque aphorisme plus ou moins obscur, voire magique – le pathos n’est pas au rendez-vous, sans que s’en voit annihilée l’expressivité. À la tête de l’Ensemble Intercontemporain, Thierry Fischer signe une lecture soignée qui révèle la richesse en creux de cette page étonnante. D’abord prudent, Julian Prégardien s’engage avec sagesse et courage dans l’aventure [lire nos chroniques du 22 août 2013 et du 27 juillet 2017]. L’étrangeté de l’expérience survient de ce que la familiarité de la plongée sonore dans l’Histoire fait surface dans ce même instant où l’original paraît arriver de fort loin.
BB