Chroniques

par bertrand bolognesi

Santtu-Matias Rouvali dirige le Philhar’
trois créations françaises de Kaija Saariaho

Cité de la musique, Paris
- 19 avril 2013
à 28 ans, Santtu-Matias Rouvali joue magnifiquement Kaija Saariaho !
© kaapo kamu

Parmi celles du cycle dédié à Kaija Saariaho, cette soirée apparaîtra comme la plus fréquentée, peut-être également la plus mondaine, partant qu’outre un public plus important elle est la seule à réunir plusieurs de nos confrères. Le propre d’une soirée « de chambre » est-il d’attirer un public « de chambre », ce qui induirait qu’à celle d’orchestre se rend forcément un auditoire plus vaste ? That is the question… À expliquer cette salle honorablement remplie encore verra-t-on un double effet d’annonce : d’abord l’écho des deux rendez-vous précédents, nimbant celui-ci de leur aura, mais surtout l’affiche qui compte trois créations françaises.

Un mince jeune homme au pas léger et preste gagne le podium en quelques graciles enjambées. Presque aussitôt se lèvent deux bras fins qui vont s’avérer d’impressionnantes souplesse et autorité. Cluster de glissandos, climat énigmatique en redondance, assez proche d’ailleurs de celui de l’opéra Émilie [lire notre chronique du 7 mars 2010], Asteroid 4179 : Toutatis est un vaste tutti puissant d’à peine quatre minutes, conçu en 2005 en réponse à une commande des Berliner Philharmoniker ; la prestigieuse formation créait l’œuvre sous la battue de Simon Rattle le 16 mars 2006. L’arche expressive, d’opulents moyens, en est ici remarquablement menée par Santtu-Matias Rouvali qui en révèle le grand geste renouvelé sans cesse – « auto-générant », si je puis dire – comme la riche multitude de détails timbriques. Son étrange et « dangereux » battement va s’éloignant au fil d’une lente extinction.

Le tout premier accord de Laterna magica laisse pantois. D’effectif comparable (en perdant une des deux harpes et en gagnant un piano), cette autre commande de l’orchestre berlinois et du Luzern Festival (2008) offre une texture minutieusement travaillée qui se pose sur une sorte de continuum spectral d’où s’élèvent une mélopée de flûte – l’instrument préféré de Saariaho, fascinée par sa nature archaïque – puis des tentatives chorales décalées aux cuivres, sur des changements de cap inattendus. Un dense fourmillement violonistique accouche d’un ostinato des percussions-claviers associées au piano qui rend à la respiration d’ensemble une séduisante minéralité. Précis sans souligner jamais la pulsation, Santtu-Matias Rouvali (vingt-huit ans) sert soigneusement un scintillement souterrain. La compositrice ose faire chuchoter les instrumentistes sans que cela paraisse forcé ni gênant. Toute de miroitements, sa pièce avance bientôt dans la lumière de la petite harmonie, quand surgit une section musclée de percussion, bacchanale ponctuée par trois points d’arrêt et rehaussée par des col legno presque sournois. D’effervescence comparable nait alors un nouveau trait dans le climat du premier accord – comparable à celui d’Oltra mar (1999) –, qui va s’épuisant dans un halo « bruiteux » qu’on jurerait électronique. Quel moment !

La musique de Jean Sibelius est largement présente dans ce Domaine privé. Après le quatuor [lire notre chronique de la veille] et avant quelques mélodies (mardi 23 avril), nous entendons le poème symphonique chanté Luonnotar Op.70 (1913). Le chef ménage un sotto voce d’un raffinement inouï aux premières mesures qui donne suprême autorité à l’arrivée de la voix. Et quelle voix ! Ces dernières années, celle d’Anu Komsi s’est avantageusement affirmée, élargissant son impact tout en cultivant une dynamique exceptionnelle. La subtilité d’approche (jamais « chichiteuse ») de Rouvali est indéniable, et les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France lui répondent du meilleur d’eux-mêmes. Malgré l’élégante ciselure de sa montée tragique, l’interprétation de la redoutable Symphonie en ut majeur Op.105 n°7 (1914-1924) convainc moins.

En revanche, Leinolaulut (2004-2005), quatre mélodies sur des poèmes d’Eino Leino, mène l’écoute dans une facture orchestrale plus intime (délicate écriture du silence, à plusieurs reprises) que celles de Laterna magica et Asteroid 4179. D’emblée la couleur instrumentale de Sua katselen (Je te contemple) se fait questionneuse avant même que commence la partie chantée. À l’impératif du bref Sydän (Mon cœur), où la voix se déploie plus opulente, succède l’inflexion mahlérienne de Rauha (Paix), dans une moire tendre. Nous prenons congés dans une délicate Prière du soir

Voilà sans doute l’un des plus beaux concerts de la saison parisienne, comme le lecteur s’en rendra compte par lui-même en le découvrant sur les sites de la Cité de la musique et Medici qui le diffusent pendant six mois. Il va sans dire qu’une retransmission ne saurait égaler l’expérience du concert, mais faute de l’avoir vécue si pleinement cette approche numérique ne vous décevra pas, gageons-le.

BB