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Chroniques
Salvatore Sciarrino, années soixante-dix et quatre-vingt
Amandine Trenc (soprano) et L’Instant Donné
Un concert comme celui de l’Instant Donné demeure rare dans la programmation dite contemporaine : ce soir, nulle création, mais une loupe portée par l’oreille vers la musique de chambre de Salvatore Sciarrino – l’un des soucis vécus par les compositeurs de notre temps est souvent que leurs pièces naissent un beau jour e basta ; c’est également une mésaventure de mélomane, car ces œuvres nécessitent qu’on les fréquente vraiment et ne se livrent pas lors d’une première. En concentrant le présent menu sur dix ans (1975-1985), le Festival d’automne à Paris, dont le nom du Sicilien ornait déjà l’affiche [lire notre chronique du 19 octobre 2017], favorise une approche raisonnée, pourrait-on dire, de son style.
Alors qu’il souhaite se lancer dans une sonate imaginée en quatre mouvements, Sciarrino décide, après avoir écrit le premier – une sicilienne subtilement malmenée –, de s’en tenir là. Le titre, Siciliano (1975), fait référence aux erreurs de traductions autrefois courantes dès lors qu’un terme voyageait hors de ses frontières via l’imprégnation d’un musicien non natif de sa terre d’origine. Dans une expressivité heureuse, la flûte dépose une mélodie un rien anémiée sur les cabrioles du clavecin, sous les doigts de Caroline Cren – applaudie la semaine dernière au piano, avec l’ensemble Cairn [lire notre chronique du 20 novembre 2017]. Cette page s’apparente au détail d’un tableau qu’on observerait à diverses heures du jour, sans en sortir jamais pour regarder l’ensemble ; aussi s’interrompt-elle comme elle était venue, se tenant là, c’est tout.
Dix ans plus tard, Sciarrino convoque flûte, clarinette, célesta, violon et violoncelle dans Lo spazio inverso qui, aux confins du silence, débute par une onde répétée (la) de la clarinette (Mathieu Steffanus). Un halo immuable est créé par l’effleurement presque muet des cordes. Un soubresaut de célesta perturbe cette inertie relative. L’opposition de ces crispations ponctuelles et de la lasse permanence originelle conduisent à une tentative de chant, au violoncelle, aussitôt avortée. « Ni continuité, ni fragments, ni dialectique. Sont évités les développements et, en réalité, seulement suggérés les affinités ou les liens entre un moment et le suivant », précise l’auteur (brochure de salle).
Un dessin du peintre suisse Arnold Böcklin donne son titre à Fauno che fischia a un merlo pour flûte et harpe (1980), Faun, einer Amsel zupfeifend (1863) – Faune sifflant à un merle –, dont on connaît deux versions, l’une où le faune fait claquer ses doigts, bras écartés, pour marquer le rythme de la mélodie de l’oiseau, bec ouvert dirigé vers l’accompagnateur, l’autre où, alangui, il n’actionne qu’une main et tend plus ses lèvres contractées vers le merle siffleur, nettement moins complice. Qui est qui, dans l’ondulation volontairement impure de la flûte et les petits agacements obsessionnels dans le suraigu de la harpe (Esther Kubiez-Davoust) ? On croit distinguer de ces signaux répétés, propres à l’embouchure jaune du plumitif noir, sur les cordes, la créature mythologique étant d’ailleurs souvent représentée avec un pipeau – mais rien n’est sûr, avec ces êtres farceurs… Des clusters doux dessinent un autre jardin.
En 1888 paraissait The Aspern Papers (Les papiers d'Aspern), une nouvelle d’Henry James, plus tard adaptée en France pour le théâtre par Marguerite Duras (1961). Elle prend pour prétexte la collecte des lettres d’un poète mais son sujet principal est la ruse et les marchés de dupe entre trois personnages complexes. Après avoir livré Aspern, un Singspiel en deux actes pour quatre acteurs, un soprano et ensemble, le 8 juin 1978 à la Pergola de Florence dans le cadre du Maggio Musicale qui l’avait commandé, Sciarrino extrait l’année suivante huit des dix-huit séquences dont il forme Aspern Suite pour soprano, deux flûtes, percussions, clavecin, alto et violoncelle. Avec l’extrême raffinement qui toujours traverse son travail, il évoque Venise (où se passe l’intrigue) à travers des embryons de réminiscences sur vaguelettes. À une Ouverture vive des cordes succèdent une brève phrase parlée, puis le souffle contrarié des flûtes, la timbale frottée (flottée, peut-être ?...) introduisant alors une partie vocale saupoudrée. Amandine Trenc défend adroitement le chant, jusqu’à cette ariette un brin mozartienne lorgnant sur Pergolesi. L’effleurement est la ritournelle globale d’Aspern Suite, gorgée de rituels hypnotiques.
BB