Chroniques

par delphine roullier

Romancero gitano
spectacle de Vicente Pradal

Théâtre National de Toulouse
- 3 février 2004
Romancero gitano, spectacle de Vicente Pradal
© jean-luc poudou

Le Romancero Gitano de ce soir se fait mémoire vivante du grand poète Federico Garcia Lorca. Si le souvenir ravive ainsi la flamme du chantre espagnol et soulève une telle émotion, c'est qu'au cœur de cette poésie vibre celle d'un peuple entier. L'arme du chant est cette généreuse passion que Vicente Pradal a choisie pour nous offrir un voyage initiatique dans l'âme fière et maternelle de l'Espagne. Plus que le chant d'ailleurs, danse et musique vont permettre – à l'unisson – de percer l'obscurité de cette sombre ruelle andalouse sur laquelle le rideau se lève. Dans sa discrète mise en scène, on devine Grenade, terre natale du poète, mais aussi terre de concrétion de peuples, terre gitane, de feu et du vivant que les tonalités rouges proposent au regard. Chaque tableau, ponctué par la projection de quelques vers du texte choisi (douze poèmes des quinze du Romencero Gitano sont retenus dans le spectacle) annonce ainsi le thème qui va se jouer.

Luis de Almeria, Vicente Pradal, Cristo Cortez etMaria Luna forment le quatuor qui lance l'appel à l'union. Toujours les voix se répondent et se laissent le temps d'être, chacune y trouve son balancement, celui qui fonctionne au rythme d'un cœur battant. Et si elles se sont données avec virtuosité, Vicente Pradal en revanche n'a pas exulté. Mais le chant s'est fait populaire et la lune humaine pour dire sa plainte et ses couleurs. Ainsi l'intime atteint le lointain, là où le vert rejoint l'azur. En partage, l'horizon s'est donné, exalté, dans un monde qui s'est accordé à la vie. La complainte du gitan a soufflé l'aventure humaine de ce soir. Aux sons de guitare, de percussions et d'accordéon, merveilleusement joués, l'âme gitane aux accents vagabonds s'est donnée, entière et vraie. Absentes du flamenco traditionnel, les notes d'accordéons ont ici accentué davantage encore la toujours vive lamentation. La passion vint éclore du flamenco qui, dans un sensuel déploiement, conduisit, telle la mise à mort du taureau, les rênes d'une admirable corrida de sensations. Les corps s'y exprimaient librement et totalement. Leurs justes vibrations insufflèrent la joie à l'âme ainsi abandonnée à l'ivresse du plaisir de ressentir. Ainsi, la jeune danseuse Sabrina Romero fit une entrée fracassante où l'élégant coup de sabot cognant le sol faisait frémir sa chair au rythme des secousses musicales. Seule sur la scène, gracieuse, elle déjoue l'obscurité qu'elle enflamme d'un véritable affront séducteur : le cœur sort de sa torpeur. La dextérité du geste digne et fier va accompagner celui de son compagnon, Manuel Gutierrez, également touchant de beauté. Tous deux finiront leur danse solitaire dans un affrontement où jamais les corps ne se toucheront, mais où l'âme communiera plus que jamais dans un même élan de partage.

Entre déchirement et exaltation, si chanteurs, danseurs et musiciens ont tant transmis, c'est que l'amour et la mort s'affrontaient ce soir sur un même terrain : celui de la vie. Vicente Pradal, loin du folklore, fait dire qu'aucune lutte n'est vaine, et le combat parut si beau ! Ce n'est pas la gloire que l'on y défend, mais ce sont l'honneur et la joie d'être qui se jouent. On l'aura compris, l'énergie qui se dégage du spectacle ébranle d'une force étonnante. On y vit pleinement, on y chante avec exaltation, car de tant d'intensité l'alchimie cérébrale ne retient que le sentiment. La plaçant au-dessus de tout verbe, elle dépouille la pensée de toute réflexion. Et le trouble se joue du temps, puisque l'amour se fait seul garant de l'éternel. Alors, en toute fidélité au poète, on reçoit la force vive de liberté délivrée par une émotion authentique. L'heureuse fraternité qu'a livrée la troupe vagabonde émeut d'autant plus quand on sait la fin tragique du poète, exécuté par l'armée franquiste.

Bravo, donc, et surtout merci pour cette merveilleuse traversée !

DR