Chroniques

par bertrand bolognesi

Roland
tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully

Opéra de Lausanne
- 2 janvier 2004
Roland (1685) de Jean-Baptiste Lully à l'Opéra de Lausanne
© marc vanappelghem

Ce n’est pas la première fois que Les Talens Lyriques mettent à l’honneur l’heureux Baptiste. Christophe Rousset – qui s’est posé en défenseur de la cause du musicien de Versailles dont la critique contemporaine a tendance à confondre la vie d’intrigues et le travail de compositeur – dirigeait en concert Persée (1775) et présentait dans la foulée une version scénique de la toute première des douze tragédies lyriques de Lully, Cadmus et Hermione (1673), en tournée ici et là avec l’Académie Baroque d’Ambronay, il y a un peu plus de deux ans.

Ayant depuis longtemps digéré l’héritage vénitien, après le ballet de cour (de 1653 à 1661), puis la comédie-ballet (de 1664 à 1671), le florentin s’attelle à la tragédie lyrique (de 1673 jusqu’à la mort, en 1687), un genre nouveau qui sied mieux à l’humeur grincheuse d’un Roi Soleil désormais vieilli, plus préoccupé de guerre et d’austères bondieuseries que des réjouissantes turpitudes d’antan désormais interdites par un corps usé. Passant des fastes des livrets de Molière à la précise concision de ceux de Quinault, il invente ni plus ni moins l’opéra à la française, ouvrant la voie à bien des musiciens, dont son rival Charpentier (qui l’éclairera de son apprentissage ancien auprès de Carissimi à Rome), avant que Rameau fixe d’autres normes, soixante ans plus tard.

Après Cadmus et Hermione, Alceste, Persée, Atys, Isis, Thésée, Phaëton et Amadis, Lully crée Roland en janvier 1685, avec la maîtrise de l’invention acquise en construisant les précédents ouvrages. Comme Persée dix ans plus tôt, Roland est à la fois charpenté sur des interventions d’orchestre permanentes et une grande richesse rythmique issue d’une confiante fidélité à la déclamation théâtrale. Les fréquentes ruptures de la métrique sont particulièrement bien rendues par le travail du chef et de ses instrumentistes, et c’est sur ces heurts fréquents que le chorégraphe Daniel Larrieu puise la force de sa proposition tout au long du spectacle, dans un minimalisme d’une évidente efficacité.

L’Opéra de Lausanne réunit une distribution intéressante, dynamisée autant par les qualités vocales que par les talents d’acteurs, parfaitement canalisés par la direction judicieuse et attentive de Stefan Grögler qui ne laisse rien au hasard. Le chœur est traité comme somme d’individualités dûment construites plutôt qu’en masse indifférenciée. On remarque particulièrement le jeune ténor suédois Anders Jerker Dahlin qui prête un timbre clair toujours habilement projeté à Coridon, Robert Getchell nettement plus convaincant en Astolphe qu’à Ambronay cet automne [lire notre chronique du 10 octobre 2003], Salomé Haller que l’on retrouve avec plaisir en grande forme et surtout le soprano Monique Zanetti (Témire) offrant un style remarquablement travaillé, une diction exemplaire et une imparable agilité.

Le rôle de Médor est assuré par Olivier Dumait, assez inégal. L’artiste hésite dans l’aigu, se faisant tour à tour légers et veloutés ou, au contraire, presque arrachés et artificiellement gonflés. Le personnage y perd sa crédibilité, un homme à deux voix passant sur scène pour fourbe ou dément. On rencontre un problème comparable dans le chant d’Evgueny Alexeïev (Ziliante/Demogorgon) : le timbre possède une identité qui n’a que faire des prothèses d’une projection trop en appui, de vocalises nasalisées et alourdies. La basse bulgare se bonifie au fil de la représentation, ne s’obstinant pas dans l’erreur comme elle le fit parfois (Arianna in Creta au Händelfestspiele de Halle en juin 2002, par exemple). Enfin, Angélique est avantageusement chantée par Anna Maria Panzarella avec une grâce incomparable, un grand sens musical doté d’une belle présence scénique, tandis que Nicolas Testé donne un Roland fabuleusement lyrique, cependant parfois dominé par la vivacité des récitatifs.

La mise en scène de Stefan Grögler évolue à travers des panneaux de projections (images de Charles Carcopino) qui permettent d’évoquer lieux et ambiances, tout en proposant des symboliques plus directement poétiques. Pour fond, un immense miroir incliné (comme rencontré dans les réalisations de Yannis Kokkos) offrant une infinie profondeur de perspective où l’on distingue jusqu’aux reflets de la fosse et du chef. Une passerelle métallique interrompue traverse le plateau en diagonale, sur laquelle les personnages semblent toujours dans l’attente d’évènements. Le sol est couvert de sable et de rochers figurant discrètement une plage. Une dizaine de téléviseurs répondent aux projections des panneaux.

Le dispositif s’avère d’une grande richesse d’utilisation et offre une alternative esthétique et ingénieuse au fantastique de l’ouvrage. La datation bouge également : le Prologue est contemporain, tandis que peu à peu les chinoiseries deviennent plus évidentes, revenant à l’aujourd’hui pour la fin. Le ballet se fond naturellement à l’ensemble, laissant presque oublier la structure de l’œuvre. Tout cela est brillant et relève d’un goût sûr, savamment associé aux lumières toujours plus travaillées de Laurent Castaingt. Malheureusement, Grögler s’enferme dans cette géniale sophistication, tout à fait probante sur les trois premiers actes mais paralysante dans la suite. Du coup, ennuyeuse se fait la seconde partie du spectacle, d’autant que le rôle-titre n’est pas aussi bon acteur que sa voix et son physique donnent envie qu’il le soit. Mise à part cette réserve, la production demeure une réussite.

BB