Chroniques

par françois cavaillès

Raoul Barbe-Bleue
opéra-comique d’André Grétry

Opéra de Reims
- 13 mai 2016
à Reims : Raoul Barbe-Bleue, opéra-comique d’André Grétry (1789)
© axel coeuret

Tel un vieux fantôme de l'opéra français, Raoul Barbe-Bleue d'André Grétry erre loin de la scène depuis 1789, année de sa création à Paris. Par un beau jour de recherches en bibliothèque, des musicologues en maraude l'ont retiré tout en bas de la pile des nombreuses œuvres inspirées par La Barbe bleue, fameux conte d’inspiration médiéval de Charles Perrault, centré sur un mari pour le moins irascible. La reprise, que sans doute plus personne n'attendait, se produit en Champagne depuis le début de 2016, grâce aux Monts du Reuil, ensemble rémois dirigé par Hélène Clerc-Murgier (clavecin) et Pauline Warnier (violoncelle) actuellement en résidence à l'Opéra de Reims.

Au nom de Grétry et, dans une moindre mesure, à celui du librettiste Michel-Jean Sedaine, tout le monde ne se précipite certes plus autant que sous Louis XVI. Ce soir, dans une salle à moitié pleine, sur une scène moderne dénudée, à part quelques boîtes gris-bleu, puis animée par des personnages vêtus de sobres costumes contemporains, que peut donc bien réserver la rencontre de l'insolite ouvrage ? En pourquoi l’éponyme drôle de sire, aux manières aussi terribles que son prénom, semble-t-il roublard ? Nous le saurons bien assez tôt, en prenant garde à la curiosité devant Barbe Bleue sous peine de décapitation...

Fidèle à son genre et à son époque, cette comédie à ariettes met en avant un couple de pauvres jeunes amoureux – la belle Isaure et le brave Vergi, substitut, travesti, de la sœur Anne qui finalement guette les sauveurs et notoirement « ne voit rien venir... » –, soit deux prudes amants contrariés par le riche et avide prétendant Raoul Barbe-Bleue. Aussi son lyrisme varié, ample et vivifiant de par la maîtrise de Grétry et de Sedaine, se fait-il lancinant, en tout cas lors des trois grands moments d’un opéra conçu en trois actes mais donné ici sans interruption ni même chute de rideau. Ce « caractère sombre et sauvage » se trouve dès l'Ouverture, puis lors du choix cornélien d'Isaure et Vergi, en duo et en faveur de Barbe Bleue, finalement dans l'attente de l'arrivée à la rescousse des frères d'Isaure.

Dans l'ensemble, l'œuvre séduit beaucoup par un équilibre fabuleux, étrange bonheur à presque ne pas savoir sur quel pied danser. Ainsi différents tableaux se succèdent-ils, candides amours réciproques des jouvenceaux, entrée ferme et attendue du vilain, sa séduction guindée, chastes répliques convenues, retours de flammes, épreuves de confiance en couple ou en soi-même pour Isaure, oppressée par Raoul ou bien se contemplant, ravie, dans le miroir et invoquant sa sœur imaginaire Anne... De passionnants changements de rythme et de volume, ne serait-ce qu'aux violons à l'envergure et à la puissance dignes d’Händel (l'opera seria n'est pas loin), sont représentés par le petit ensemble que renforcent des vents de l'Orchestre de l'Opéra de Reims se démenant avec allégresse et modestie au service du drame vivant. Cette gamme d'émotions exprimées dans une poésie soignée, soucieuse de rendre simples les contradictions des protagonistes, semble un plaisir original, en rien démodé et porté par Raoul Barbe-Bleue dans sa conception même, si bien qu'une seule écoute invite à y retourner – via cette intéressante version, reprise la saison prochaine à l'Opéra-Théâtre Metz Métropole, ou dans une autre.

Le spectacle paraît production hybride, composée d'éléments peut-être même incompatibles. Ainsi les dialogues parlés sont-ils livrés de manière très figée, dans un jeu théâtral minimal proche de la lecture, mais à l'inverse les musiciens habitent un bord de la scène, puis l'autre, sans jamais la quitter, et en osant se déplacer tout en jouant (dans une petite farandole, puis lors d’une marche). Signée par le chorégraphe Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola, la mise en scène ne comporte aucune danse mais, selon une sorte de savoureuse cadence intérieure, soigne particulièrement le juste pas des personnages. Par exemple, les offrandes de Barbe-Bleue à Isaure se déroulent en un va-et-vient en bel accord avec la délicatesse de la musique.

La dimension du conte est un peu illustrée à l'approche de la mort, dans un tableau nocturne coupé par un horizon bleuté, avec le Vergi du jeune ténor Guillaume Gutierrez, remarquable chanteur et très bon comédien, aux aguets sur un monticule et balayant le public de sa lampe torche. Elle est en général réduite, dans un registre plutôt comique et traditionnel, par l'absence de grands effets, à l'exception notable d'un éclairage spectaculaire lors de la macabre découverte du pot aux roses, en harmonie avec le déchainement de l'orchestre et les jolis aigus du soprano Hadhoum Tunc, harmonieuse et excellente en Isaure.

Selon les règles d'un jeu abstrait ni grotesque ni artificiel, et en ouvrant même des perspectives originales, les situations dramatiques mènent les chanteurs à interpréter les airs tout en habitant ou en traversant des boîtes-microcosmes (représentant, par exemple, une maison de poupée), au prix parfois de quelques contorsions. Dans cette performance collective extraordinaire, joignant à leurs extrêmes tonus physique et diction théâtrale, l'air de bravoure revient au rôle-titre, le baryton Julien Fanthou qui, pour le retour du tyran au domicile conjugal, est affligé de colère meurtrière, la confiance trahie, fustigeant alors la curieuse en toute femme. En conclusion, le vilain défaut de la curiosité est tout pardonné si on le considère à l'origine de cette belle renaissance de Raoul Barbe-Bleue, survenue en parcourant la Bibliothèque Nationale de France.

FC