Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Tzimon Barto

Théâtre Mogador, Paris
- 24 janvier 2003
Le pianiste américain Tzimon Barto
© dr

C’est à écouter un fort beau programme que Tzimon Barto convie ce soir le public de l’Orchestre de Paris. Pour commencer, les deux Danses roumaines Op.8a de Béla Bartók permettent de retrouver l’artiste dans un répertoire auquel il est aguerri. Il y excelle en révélant d’indéniables vertus de coloriste, ne limitant pas son jeu aux seules qualités percussives et soignant des sonorités plus floues, assez proches de celles rencontrées dans la musique de Constantinescu ou d’Enesco, voire de Debussy. Les extraits du Livre I de pièces pour clavecin de Rameau pourront surprendre ; le pianiste les donne dans un saisissant dépouillement, et le Prélude s’aère de toutes ses harmoniques en une lenteur des plus recueillies. Voilà un bel hommage au maître français, partant qu’il n’est pas plus anachronique de jouer son œuvre au piano que d’y jouer celles de Bach ou Scarlatti, si l’on parvient, comme Tzimon Barto, à en souligner le pressentiment pianistique. Puis Kreisleriana bénéficie d’une lecture particulièrement concentrée sur ce que ces pages peuvent contenir de plus moderne pour leur temps, flirtant souvent avec Liszt et Wagner.

La seconde partie de la soirée s’ouvre sur le Klavierstück n°6 de Wolfgang Rihm, pièce d’une vingtaine d’années qu’on entend comme un pont entre la subtilité des danses de Bartók et l’émouvante simplicité des piécettes de Rameau. De fait, le pianiste enchaîne sans interruption les bagatelles qui la composent à un Prélude et Fugue du Wohltemperierte Klavier, joués dans une lenteur rigoureusement articulée, une rondeur de son peu commune, peut-être entendues par le passé dans les concerts de Nikolaïeva. L’Opus 119 de Brahms est, sans conteste, le moment le moins heureux du récital, l’artiste semblant avoir des difficultés à se situer dans le classicisme de l’auteur. Il propose une interprétation plutôt disloquée dans un excès de contraste assez mal venu. Enfin, les « Arabesques sur Le beau Danube bleu » du polonais Andreï Schulz-Evler concluent ce programme avec brio, humour et un je-ne-sais-quoi d’à la fois charmant et délirant, rappelant, si besoin était, que Tzimon Barto peut s’il le faut se montrer grand virtuose et fabuleux technicien. Généreux, il offre trois Bis : une pièce extraite du Carnaval de Schumann, un Ragtime de Joplin et l’un des trois Préludes de Gershwin qui renoue avec un recueillement goûté plus tôt.

La veille, ici même, l’Orchestre de Paris faisait entendre en ouverture de concert le Double Concerto pour clarinette, alto et orchestre en mi mineur opus 88 de Max Bruch, assez sobrement donné par un Jean Dupouy discret à l’alto, apparemment soucieux de ne rien déroger au bon goût, et Philippe Berrod offrant la généreuse sonorité qu’on lui connaît à la clarinette, et clôturait sa soirée avec la Symphonie en mi mineur Op.93 n°10 de Dmitri Chostakovitch. La lecture de Christoph Eschenbach sut à la fois user des effets spectaculaires que ménage la partition et limiter certains passages épurés aux cordes à leur seul dépouillement, sans développer outre mesure la lenteur des tempi. On parlera d’une version plutôt claire, sans outrance, et l’on saluera au passage les progrès constatés aux cuivres. Ces œuvres entouraient un Concerto en sol mineur Op.16 n°2 de Prokofiev des plus poignants qu’on ait entendus, vraiment proche de sa dédicace à un pianiste ami de l’auteur qui venait de se donner la mort. C’est dire si l’interprétation de Tzimon Barto et d’Eschenbach fut particulièrement dramatique. Tout ici plongeait dans une révolte terrible, sans sentimentalisme désuet, mais avec une douleur violente, puissante, qui bouleversa. Le jeu du pianiste s’y affirmait comme précis, fabuleusement sonore, mais également dosé, délicat, toujours mesuré.

BB