Chroniques

par david verdier

récital Radu Lupu
œuvres de Franck, Debussy et Schubert

Piano**** / Salle Pleyel, Paris
- 9 octobre 2012
le pianiste roumain Radu Mupu joue Franck, Debussy et Schubert à Pleyel
© barbara luisi

On savait Radu Lupu éloigné des studios, sans doute irrémédiablement, à en croire certaines rumeurs. Cette absence sur le plan discographique en deviendrait presque cruelle à l'écouter désormais en scène, sans le moindre micro pour capter et diffuser son exceptionnel niveau pianistique. Radu Lupu revient donc Salle Pleyel – une habitude, presque un cérémonial auquel nous convie la série Piano****. Le programme est sans concession et d'une logique qui tient moins de la simple chronologie que de l'évolution esthétique du clavier romantique de Schubert aux abstractions debussyste, en passant par le faux classicisme fin de siècle de César Franck.

Les quatre Impromptus D935 (Op.142) sont abordés d'un point de vue qui d'emblée nous plonge dans ce style si particulier, à la fois retenu et concentré dans le déploiement d'une arche sonore aux contours incertains. Dans les deux premiers, les lignes ressemblent à des traits esquissés ; sans en raccourcir la portée, le discours ne retombe jamais, davantage soutenu par l'évidence que par la recherche d'une autorité qui contraindrait l'instrument à sonner dans une direction bien définie. Dans le troisième, les variations en si bémol majeur se lovent dans une infinie tristesse. Cette note irrégulière jouée à la main gauche travaille de l'intérieur ce ressac sentimental à l'attrait magnétique. À la fin de l'exposition, les mains s'envolent comme pour mieux marquer la respiration et enchaîner les variations. On admire ces couleurs qui débordent sur les lignes, les recouvrent par capillarité et deviennent des lignes à leur tour. Cet art subtil de faire « se lever » la phrase, quasiment sans prendre appui sur les basses est bouleversant de vérité et de rendu sonore. L'Allegro scherzando final est finement perlé, sans folklorisme excessif qui en alourdirait le sens. Le poids de la main ne joue pas sur la netteté des attaques mélodiques mais sur une pression des touches qui exprime les contours sans en marquer les formes extérieures. Dans la manière de faire sourdre et repartir le thème, il faut revenir, dans un autre style, à Serkin ou Kempff pour retrouver pareil niveau. La coda dévale le clavier de haut en bas, sans agressivité.

Dans le triptyque Prélude, Choral et Fugue de César Franck, Lupu replace au premier plan les mêmes principes qui soumettent la structure à l'impératif catégorique de la couleur. Il obtient un épanchement du flux de notes très proche d'un Intermezzo de Brahms, avec la surprise d'y découvrir parfois des teintes jamais entendues dans cette partition, s'il l'interprétait, la tête déjà à Debussy. Le qualificatif d'impressionniste s'impose naturellement, surtout pour ce travail d'une palette de tons qui jamais n'abandonne la nuance générale. Le Choral garde sous ses doigts la même blondeur romantique qui crée des miroitements liquides, instables… décidément plus Fantin-Latour que Puvis de Chavannes. Les enchaînements viennent de loin, à fleur de notes et comme résultant d'une efflorescence digitale. La Fugue est magnifique d'un bout à l'autre, insoumise et lancinante – en tous points admirable.

Le choix du Livre II des Préludes de Claude Debussy vient rappeler le souvenir du premier volet entendu au Châtelet, il y a plusieurs années déjà. Dans Brouillards, les lignes confuses se fondent les unes aux autres. Les notes extrêmes sont à peine audibles – pour un peu, on en viendrait à douter qu'il les joue vraiment tant l'oreille est sollicitée dans ce sens. La subtilité rythmique des Feuilles mortes permet au pianiste roumain de prouver qu'en bloquant les résonances, il peut moduler la phrase non plus simplement par l'attaque mais par changement d'intensité. Dans La Puerta del Vino et surtout Bruyères, le chant resplendit de cette couleur musicale à laquelle Radu Lupu confère une épaisseur quasi tangible. Cet art de debussyser Debussy atteint son sommet le plus pur et le plus haut dans La terrasse des audiences au clair de lune. Assis assez bas, les coudes à hauteur du clavier, il affine la phrase dans l'aigu au point d'y faire entendre le choc discret de lames métalliques et lumineuses. Le mystérieux Hommage à S. Pickwick Esq... passe son chemin sans humour, un brin distant, tandis que dans Canope se dévoile toute une cosmogonie dans un écart dynamique très réduit. Les Feux d'artifices n'ont rien de jubilatoire, les doigts dévoués à une sorte de méditation nostalgique qui observe tristement les gerbes de feu et les nuages de poudre des fusées.

Un bis, sans doute le seul encore possible après tant de beautés : Des pas sur la neige. Rien de « composé », aucun apprêt… une syntaxe étrange qui n'a pour seul appui que la pure densité du toucher.

DV