Recherche
Chroniques
récital María Paz Santibáñez
quarante ans après le coup d’état au Chili
Curieuse de musiques nouvelles, María Paz Santibáñez a perfectionné sa maitrise du piano dans différents pays, avec Galvarino Mendoza (Chili), Jaromir Kriz (République Tchèque), Yvonne Loriod, Roger Muraro et surtout Claude Helffer (France) – lequel confiait : « j’aime beaucoup la pianiste, dans sa vaillance et sa musicalité, et pour son sens du rythme ». Après un deuxième disque consacré aux Études d’interprétation d’Ohana [lire notre critique du CD], elle sort La Caja Mágica quarante ans après le coup d’état militaire dirigé par Pinochet, lequel installa une dictature de 1973 à 1990 et faillit briser la carrière de l’artiste en 1987. C’est un « hommage à la mémoire », autant qu’une ode aux générations de compositeurs de l’Amérique latine (des années vingt à nos jours) que reflète ce récital joué sans partition.
Gagnant d’un pas sûr le clavier d’un Blüthner (« le son doré », précise la publicité…), María Paz Santibáñez entame Tres tonadas de carácter popular chileno de Pedro Humberto Allende (1885-1959), un créateur et pédagogue admiré en Europe (Debussy, Schmitt, Mompou) d’où il revint de visite avec certaines réformes à destination du Conservatoire National. Créées par leur dédicataire Ricardo Viñes, la première mélodie offre un caractère grinçant et chaotique derrière l’apparente désinvolture, tandis que la deuxième s’avère poignante et désabusée, et la dernière d’une gaîté sombre et nostalgique. Le Péruvien Enrique Iturriaga (né en 1918) est lui aussi un professeur émérite, ancien élève d’Holzmann et Honegger, et un compositeur sensible au folklore comme aux styles modernes (Hindemith, Webern) – signalons sa pièce sérielle Vivencias (1965). Pregón y Danza (1952) fait référence aux pregones (chansons typique des vendeurs de rue de Lima) avec un certain suspens au départ, une délicatesse sans rien de diaphane, qui gagne en force avant de laisser libre cours à une « urbanité » échevelée, quelque peu sentimentale mais dissonante. Moins appréciés sont les Tres Danzas Argentinas Op.2 (1937) de l’ancien élève de Carlos López Buchardo, Alberto Ginastera (1916-1983), avec ses martellements vindicatifs jusqu’au jacassement – à l’exception de la tendre évocation médiane. Indéniablement, le protégé de Copland victime du péronisme est plus à l’aise avec les œuvres de grande envergure, pour danseurs ou symphonistes [lire notre critique du CD], qui le préoccupent depuis la création de Panambí, l’opus ouvrant son catalogue.
Hommage à la fleur sacrée des Incas (Cantuta, en langue non-quechua),CCantu (2013) de Jimmy López (né à Lima en 1978) ouvre la seconde partie de soirée, réservée à la jeune génération sud-américaine. « La pièce, explique le compositeur distingué à Darmstadt, après des études auprès d’Iturriaga et à Helsinki, évolue en accord avec les différentes étapes de la croissance florale ». Celle-ci n’est pas linéaire, si bien qu’après un prélude lent et aéré qui gagne en matière et vitesse s’installent des climats surprenants et contrastés (entre lyrisme et minimalisme). À sa suite, récent géniteur de l’opéra Renca, Paris y Liendres à Santiago du Chili, Miguel Farias (né en 1983) livre avec Impulso un quart d’heure vite lassant, dilué et bavard. En revanche, l’Argentin Esteban Benzecry (né à Lisbonne en 1970) – peintre de formation qui vit en France depuis 1997, où il suivit les cours de Charpentier, Mefano, Naon et Cuniot – ravive notre attention avec Toccata Newuén, pièce entre légèreté et tension que traverse les esprits d’Antheil et de Ligeti. « Voyage onirique de retour en enfance », La Caja Mágica permet au guitariste d’origine chilienne Mauricio Arenas-Fuentes de revisiter les accents d’un pays quitté en 1976, agréablement flottants et caressants, la plupart du temps.
Un mot, enfin, sur Bartók et Debussy joués avant l’entracte – qu’Helffer enregistra respectivement en 1982 et 1972, pour Harmonia Mundi. C’est peu dire que María Paz Santibáñez se distingue dans la Barcarolle d’En plein air (II), un cycle écrit par le Hongrois en 1926. Avec retenue mais sans timidité, la pianiste avance droit devant, un peu rugueuse et sauvage par endroits, toujours nette dans ses notes piquées. Quant à la première série des Images du Français, c’est la fluidité du jeu qui impressionne (Reflets dans l’eau), une tendresse un peu virile qui ne s’autorise pas à pâmer (Hommage à Rameau) et l’agilité de la cavalcade finale (Mouvement). Pour remercier un public chaleureux, cette dernière pièce est rejouée en bis.
LB