Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Joseph Moog
œuvres de Beethoven, Brahms et Tchaïkovski

Auditorium du Louvre, Paris
- 13 janvier 2016
le jeune pianiste Joseph Moog en récital à l'Auditorium du Louvre (Paris)
© paul marc mitchell

Il y a quelques années, notre équipe saluait d’une Anaclase! sa remarquable interprétation des concerti de Liszt : encore assez rare sur la scène française, le jeune Joseph Moog [lire notre critique du CD] gagne ce soir la scène de l’Auditorium du Louvre avec, pour commencer, les Variations « Eroica » Op.35, écrites par Ludwig van Beethoven en 1802 à l’attention du comte Moritz von Lichnowsky. Dès l’exposition hiératique du thème frappent la précision de piquées, qui miraculeusement s’apparentent à des pizz’, et la sonorité clairement mozartienne de l’a due, fort doux. De l’a tre le gruppetto est judicieusement détendu, plus encore lors de la reprise du second motif, dans une lumière quasiment clarinettistique. Dru, l’a quattro nuance savamment le deuxième trait, jusqu’au retour du Tema dans un grain plus opulent. Cette introduction s’achève dans un dolce indicible dont les trilles prennent des saveurs de pianoforte.

Sans jamais excessivement phraser, l’exécution de l’œuvre avance au cordeau, convoquant une exactitude hors pair des différentes frappes et une pédalisation toujours minutieusement respectueuse de l’équilibre. Ainsi la première variation, robuste, la vélocité strictement structurée des triolets de la deuxième, avec son presto concertant, la course endiablée de la quatrième, suspendu dans l’énigme du point d’orgue, mais encore l’exquise rondeur de l’andante (V), le moelleux entrelacs des inversions de la VI, le contrastes violent mais non brutal de la suivante, ou la mouillure secrète de la VIII. La stimulante opposition entre solidité et l’échappée des ornements, cependant jamais maniérés, opérant en une certaine souplesse de tempo, sans excès aucun, fait la signature de cette version très convaincante. À partir de la variation IX, dont la dynamique est magistralement conduite, le piano s’élargit à des couleurs plus orchestrales – bois et timbales ne sont pas loin. Après les deux points d’orgue qui, comme une question, forcent l’écoute (X), puis une XI pleine d’esprit, voilà que Beethoven fait son Beethoven (XII). Aussi les appels obstinés des appogiatures aiguës prennent-ils un jour assez goguenard (XIII), rompu par un Minore dignement recueilli (XIV), conclu dans des piquées tragiques. La lueur sereine du largo médite en un ternaire plutôt libre, mis en évidence par ses délicats parements harpistiques (Maggiore, XV). Jusqu’en sa mélancolie, la Coda se révèle altière – une coda qui, dans une tendresse confondante, prélude la fugue. Sous les doigts du jeune musicien, elle chante comme un souvenir händélien, évidemment choral mais encore organistique. Vigoureux, le final Allegro con brio, alla fuga convainc, le précieux retour Andante con moto du thème (sorte de seizième variation en manière de pot-pourri des précédentes) atteignant une lumière inattendue : celle du pianiste solaire qu’est Joseph Moog.

Après cette entrée d’une vingtaine de minutes, l’artiste s’attelle à la Sonate en si mineur Op.58 n°3 de Fryderyk Chopin, conçue à Nohant durant l’été 1844. D’abord ferme, l’ouverture de l’Allegro maestoso est reprise avec plus d’intériorité, ce qui d’emblée marque l’impédance d’un chemin de nuances méticuleusement tracé. Une sorte de fierté mène franchement le récit, lestequoique sans précipitation. La gentille patinoire du Scherzo sonne déjà Moussorgski (qui n’a que cinq ans alors) et, plus loin encore, Debussy, au point qu’on espère découvrir ce que donne l’instrumentiste allemand dans leurs pages. Bien que d’honorable facture, l’amble du Largo manque de chien et demeure gentillet. Certes, il en faut saluer de bien doux passages et la ciselure du style, qualités qui toutefois ne suffisent pas à placer cette approche de la musique de Chopin sur le piédouche beethovénien précédemment applaudi. Spectaculaire, le Finale va bon train… sans cette folie que, peut-être à tort, le signataire de ces lignes aime à trouver.

La Sonate en sol majeur Op.37, dite Grande Sonate, fait partie de ces œuvres composées par Piotr Tchaïkovski dans les mois qui suivirent son abandon, dramatique mais finalement salutaire, d’Antonina, le curieux énergumène qu’il avait inconsidérément épousé au cœur de l’été 1877. Les atouts de notre pianiste sont ici avantageusement réunis, au service d’une interprétation haletante, colorée, fiévreuse et follement expressive. À l’appel éclatant du Moderato e risoluto répond un pesante idéalement chorégraphique, puis un thème chopinien au rubato généreux. La reprise de l’Ouverture fait la belle, suivie d’un motif presque opératique. Le dolce chante suavement, nimbé d’une pédalisation subtile, également à l’œuvre dans la réminiscence de chanson russe. L’alternance de la tourmente lisztienne et de la romance livre caresses et coups de verge, jusqu’en son développement ternaires. C’est finalement l’arrogante pompe qui triomphe.

À ce premier épisode grand genre qui montrait le souffle inépuisable de Joseph Moog succède la fantaisie toute schumanienne d’un Andante concentré, inspiré du quatrième des Préludes Op.28 de Chopin (et dans la même tonalité). La danse est bien là, mais encore la méditation romantique, dans une pâte sonore infiniment travaillée où le retour du cantabile, doublé dans l’aigu, vérifie son rôle de tire-larmes – Rachmaninov a puisé là-dedans, c’est certain. En fin de parcours, le sol médium tourne dans une instabilité qui accuse la fatigue du Steinway. Moog ménage à la nauséeuse coda indiquée dolcissimo une brume proprement empoisonneuse. Après la virtuose galopade du Scherzo, dessinée dans un relief médusant, le final Allegro vivace marie soutane et ballet, via staccato sur pointes et hymne orthodoxe, vers un chant d’espérance insensé dont le contrepoint laisse amèrement songeur. Quel moment – bravo !

BB