Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Benjamin Kobler
Baltakas, Rihm et Stockhausen

Musica / Palais du Rhin, Strasbourg
- 5 octobre 2003
Le pianiste Benjamin Kobler
© dr

La douce réminiscence d’été du week-end dernier est bel est bien finie : de brumeuse, la matinée est devenue bruineuse ; il fait frais en ce début d’automne alsacien. Nous y retrouvons la peinture écaillée du Palais du Rhin pour découvrir un pianiste de trente ans, né à Munich, qui étudia avec des maîtres tels que Carmen Piazzini à Karlsruhe, Pierre-Laurent Aimard à Cologne ou encore Georges Pludermacher à Paris.

La première partie de son récital est consacrée à quatre des Klavierstücken de Karlheinz Stockhausen. Peut-être sera-ce la première fois qu’il nous est donné d’entendre cette musique comme allant de soi, dans une évidence comparable à celle avec laquelle on joue les incontournables du grand répertoire – cela dit, presque cinq décennies nous éloignent de certaines de ces pièces. La lecture du Klavierstück XI est justement tendue, le pianiste s’y révélant agile comme un chat, d’une précision estomacante. Le plus parcellaire Klavierstück VII est donné dans un climat plus méditatif, avec un soin extrême apporté aux dernières mesures, dans une fort belle délicatesse du toucher. On apprécie le relief et le contraste d’une interprétation énergique et dynamisée du Klavierstück VIII avant que d’admirer la grande maîtrise avec laquelle Benjamin Kobler aborde le plus célèbre Klavierstück IX. Le crescendo de l’accord répété se montre parfaitement progressif, de même que la chute d’intensité menant à un PPP d’une tendresse insoupçonnable. La première phrase après les deux séries de l’obsédant accord fait alors figure de rubato, comme une longue appogiature de Liszt, avant le retour du martèlement initial. Le tempo général s’aère plus que dans les auditions habituelles, les versions de Claire Désert, serrée ou nerveuse, et presque exclusivement percussive de Dimitri Vassilakis, par exemple, pour ne parler que de concerts récents. Signalons que, mise à part la première pièce puisqu’il s’agit d’une œuvre ouverte nécessitant la partition afin que l’interprète réinvente un parcours aléatoire entre dix-neuf groupes de notes, les trois autres sont jouées par cœur par Benjamin Kobler. Le pianiste fait sienne l’écriture du compositeur, grâce à une technique irréprochable et un grand sens musical qui dépasse la rigidité coutumière des exécutions de ces pages.

Après un court entracte, nous entendons Pasaka, un conte du compositeur lituanien Vykintas Baltakas, courte pièce construite à partir d’un travail sur l’articulation de la langue. Pour commencer, le pianiste parle en même temps qu’il joue, puis le piano prend peu à peu le dessus. Après une sorte de précipitation accelerando exclusivement pianistique, un trille d’accords se superpose à une phase onomatopéique redondante, puis laisse place à une énonciation égayée, en double (à la voix et au clavier). Suivront un petit développement mezzo piano glosé à l’instrument et une brève succession d’accords tonals.C’est là que la voix préparée intervient dans les haut-parleurs, amenant assez rapidement une cadence infernale combinant quatre sources sonores : la voix live, celle des haut-parleurs, le piano des haut-parleurs et le piano live, non sans une certaine emphase qui semble ici n’avoir pas plu.

Si cette œuvre paraît maladroite, par certains côtés, outre qu’on aperçoit une filiation avec certaines pièces électroniques trentenaires de Péter Eötvös dont il ne viendrait à l’esprit de personne de contester le sérieux et l’honnêteté – puisque « c’est malhonnête », « ce n’est pas sérieux » sont les vilaines invectives lancées après l’exécution de Pasaka – on reconnaîtra un vrai travail et une tentative louable de sortir la musique balte de l’ornière néo-tonale que l’on sait. Par ailleurs, la Lituanie fut des trois pays baltes le plus tardivement christianisé, à la fin du XIVe siècle. Des croyances païennes, et les rites afférents, subsistèrent bien après l’action des missionnaires d’alors, adorant le soleil, les couleuvres, les forêts sacrées et des dieux anciens (comme Andojas, Kalevelis, Perkunas, Zemyna, Laima, Giltiné, Vélinas, Gabija et bien d’autres), réalisant un équilibre surprenant entre le panthéon des divinités nordiques et les esprits tutélaires évoqués lors des pratiques chamaniques. Les aléas de l’histoire contemporaine ont suscité une nouvelle vague d’intérêt des Lituaniens pour ces cultes. Pendant la période soviétique, elle était la bienvenue, car les autorités pensaient qu’elle avait une part active dans la lutte contre l’Église. De même la langue lituanienne, qui subit peu d’évolution au fil du temps, fut-elle secrètement préservée afin de résister contre la polonisation, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et à la russification au XIXe puis à l’ère soviétique (de 1940 à 1991). Le vent de l’indépendance a réveillé les racines archaïques de la culture lituanienne, si bien que langue et tradition païenne se trouvent déterminantes dans sa nouvelle recherche identitaire. Nous sommes loin de bien connaître ces choses, avouons-le, mais il nous semble que Pasaka, un conte pourrait bien relever de cette quête identitaire profonde et légitime qui, pour nous échapper, n’en est pas moins respectable.

Benjamin Kobler prend congé avec leKlavierstück V écrit par Wolfgang Rihm en 1975, à vingt-trois ans, et sous-titré Tombeau. Avec un départ proche de certains mouvements de Scelsi, la pièce utilise des procédés du Scriabine de la maturité, et réinvente – en toute innocence puisque leurs travaux n’étaient alors pas connus en Europe occidentale tout en restant interdit à l’Est – certains traits des compositeurs constructivistes soviétiques des années vingt. Nous en goûtons une interprétation brillante, presque romantique, si l’on peut dire, qui donne envie d’entendre le pianiste dans la Sonate en si mineur de Liszt ou quelques Appassionata ou Waldstein (Beethoven), voire la Sonate n°2 de Rachmaninov.

BB