Chroniques

par michèle tosi

quatuors de Pascal Dusapin

Biennale du Quatuor à cordes / Cité de la musique, Paris
- 4, 5 et 6 novembre 2005
le compositeur Pascal Dusapin photographié par Marthe Lemelle
© marthe lemelle

Pour sa deuxième édition, la Biennale du Quatuor à cordes convoque les plus grands noms attachés à cette formation, tels Arditti, Pražák, Juilliard, Amati, Mosaïques qui, chacun dans son répertoire favori, vont témoigner pendant cinq jours de la richesse de cette littérature. Ancré dans la tradition depuis Haydn qui fixe les cadres du modèle viennois, le quatuor à cordes n'a pas cessé d'exercer son pouvoir de fascination sur les compositeurs, relevant chaque fois le défi de rigueur et d'inventivité qu'il exige. Pour preuve, les cinq quatuors de Pascal Dusapin (le cinquième en création mondiale) dont l'intégrale, donnée sur trois jours, constitue l'élément phare du festival.

La mise en vedette du compositeur, toujours fidèle aux rendez-vous, ne doit pas pour autant nuire à l'éclectisme d'une programmation qui s'adresse à toutes les oreilles en retraçant le plus richement possible l'histoire du genre, y associant parfois une couleur étrangère – le hautbois de Heinz Holliger, le piano d'Alain Planès ou la clarinette de Paul Meyer. Si le Quatuor Pražák, auquel s’associe Planès, ne trouve pas la cohésion idéale et la pâte sonore requise pour le Quintette Op.34 de Brahms, le Quatuor pour hautbois et cordes d’Elliott Carter met en valeur le virtuose Holliger, soutenu par les Juilliard dans une performance de haute voltige que le compositeur américain dédie à son interprète d'élection. Ce même quatuor, vétéran des ensembles présents, donne ensuite une interprétation, rare par l'émotion qui s'en dégage, du dernier Quatuor Op.135 de Beethoven dont le mouvement lent à variations confine à l'ineffable. C'est le Quatuor Sine Nomine de Lausanne remportant, comme tous les ensembles présents dans cette biennale, le Premier Grand Prix du Concours International d'Évian, qui relève le défi beethovénien en s'attaquant, avec l'ardeur et la rigueur requises, au monumental Quatuor Op.130 qu'il termine de façon magistrale par la Grande Fugue Op.133 comme l'a prévu originellement le maître.

Pour l'occasion, le Musée de la musique met à la disposition du Quatuor Turner (tous solistes de l'Orchestre des Champs-Élysées) et de Philippe Muller (violoncelliste et pédagogue de renom) quatre instruments issus de facteurs représentant le fleuron parisien de la première moitié du XIXe siècle. Lors un concert Haydn, Mozart et Reicha donné en son Amphithéâtre, on apprécie la couleur et l'homogénéité de l'ensemble instrumental, ainsi que le travail musicologique des interprètes pour affiner le phrasé et l'articulation d'une écriture relue dans une perspective historique.

Quatre formations se partagent l'interprétation des cinq Quatuors de Pascal Dusapin, laissant à l'incontestable spécialiste du répertoire contemporain – plus de cent œuvres ont été dédiées au Quatuor Arditti – le soin de créer le Quatuor n°5 et d'assumer les trente-sept minutes du Quatuor n°2 « Time Zones ». Entièrement remanié après dix ans, le Quatuor n°1 (1982-1983, puis 1992-1996) interprété par le Quatuor Amati (constitué en Allemagne en 1981) est une œuvre concise, articulée en trois mouvements, comme les facettes d'une pierre finement ciselée, aux arêtes vives, à l'éclat fulgurant mais toujours canalisé, comme si le compositeur avait voulu en dompter l'extrême fantaisie. Après une exécution plutôt sobre et réservée du Quatuor n°14 « Der Tod und das Mädchen » de Schubert, ce dimanche à onze heures, la sonorité pleine et lumineuse des Amati rend toute la beauté plastique du Premier Quatuor de Dusapin.

Time Zones (fuseaux horaires), écrit de 1988 à 1990 en voyage, relate en vingt-quatre étapes toutes différenciées les divagations d'une pensée itinérante : sorte de sentences musicales autorisant une liberté du geste et une inventivité d'écriture impressionnante qui n'exclut pas, au passage, des effluves de couleur locale et l'irruption d'un fugato pour clore sur un coup de théâtre cette « forme musicale de l'errance ». Concepteur dans tous les sens du terme, le Quatuor Arditti programmait, juste avant cette pièce d'envergure, l'Adagissimo (de deux minutes) de Brian Ferneyhough, décidément l'homme de tous les extrêmes.

Avec ses quatre mouvements et une forme plus concise, le Quatuor n°3 (1992), donné par l'ensemble suisse Sine Nomine, laisse apparaître une évolution dans la facture de Dusapin. La fantaisie débridée du quatuor précédent fait place à un matériau plus uni, assumant le développement organique de toute l'œuvre qui s'oriente vers une recherche du principe mélodique ressenti dans les deux derniers quatuors. C'est le Quatuor Pražák, un ensemble de Bohème déjà couronné par son intégrale Beethoven (2004), qui ouvre la fête avec le Quatuor n°4 qu'il donnait en création au Château de Fontainebleau en 1997. Comme dans son Cinquième, le compositeur sollicite un support littéraire – Samuel Beckett, en l'occurrence – et se plait à théâtraliser ses instruments : « c'est le mouvement même du texte qui est mis en musique, dit-il, ce geste de va-et-vient dans l'écriture ».

Dans ses deux derniers quatuors, conçus désormais en un seul mouvement, Pascal Dusapin prend du recul avec le genre, s'éloignant des réflexes idiomatiques de l'écriture pour cordes afin de parvenir à un discours personnel, l'épure d'une conversation à quatre à laquelle il convie au travers d’une expérience d'écoute unique. Saluons, une fois encore, l'excellence des Arditti, menés par l'archet autoritaire d'Irvine Arditti. Avec une connaissance sans faille du chemin à parcourir dans le labyrinthe formel que dessine le Troisième Quatuor de Bartók et l'intelligence de la dramaturgie qui dicte les élans de la Suite lyrique de Berg, les quartettistes livrent une vision radicale et éclairante du répertoire moderne, sans aucun débordement individuel qui viendrait parasiter l'élan collectif. Totalement fusionnels pour le geste, la couleur et l'énergie, ils font converger leurs talents pour forger cet instrument à seize cordes qu'est le quatuor.

MT