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Chroniques
Quatuor Tana
Jacques Lenot | Quatuor à cordes n°6, création mondiale
Quatre œuvres de factures radicalement différentes font le programme de ce rendez-vous matinal avec l’excellent Quatuor Tana qui toujours étonne et ravit l’écoute [lire nos chroniques du 6 décembre 2013 et du 29 janvier 2014] ; encore regrette-t-on qu’il se déroule Salle de la Bourse quand la cité alsacienne compte quelques lieux nettement plus probants pour cet exercice, à commencer par la Cité de la musique et de la danse, juste à côté.
On retrouve le Quatuor n°4 de Pascal Dusapin (dont le catalogue en affiche cinq), écrit pour les Pražák il y a dix-sept ans, c'est-à-dire pour une formation aguerrie au répertoire ancien, et principalement à la musique romantique, mais pas du tout habituée au domaine contemporain – il s’agissait d’une commande de ProQuartet qui en présenta la création en décembre 1997 à Fontainebleau. Tout en imaginant l’illustration d’un passage de Murphy de Beckett, le compositeur n’a d’ailleurs pas hésité à intégrer ce constat à la conception de sa pièce, comme en témoigne la conclusion du concert, avec une interprétation savamment équilibrée qui souligne fidèlement cet aspect des choses.
Au printemps dernier, c’est à Marseille que les Tana créaient Shakkei, un opus inspiré à Yves Chauris par les jardins japonais éponymes lors d’un séjour à la Villa Kujoyama (Institut français de Kyōto) : « intégrer à un jardin clos un environnement lointain […] en donnant l’illusion d’une perspective immense », dit-il. C’est là une tournure d’esprit particulière qui, plus loin encore, semble porter l’interrogation vers le langage et ses rites, ses fonctions souterraines, illusions et déconvenues, jeux et décompositions, tout ce qui lui échappe et sait en dire plus que ce qu’il dit. Après un premier quatuor en 2010 (I hear bodies, qu’avaient créé les Diotima à Madrid), le jeune musicien affirme une certaine délicatesse d’écriture qui invite à le suivre [lire notre chronique du 14 janvier 2014]. Ce n’est assurément pas le cas de Lo que no’ contamo’, deuxième quatuor d’Ondřej Adámek, dont l’exécution du jour ne réforme pas la première impression qu’on s’en fit à l’écoute du coffret des Donaueschinger Musiktage 2010 [lire notre critique du CD] : truffée de gags et racoleuse en diable, voilà une page dont la volubilité d’effets indiffère plus qu’une liste de courses en vue du marché dominical…
Tandis qu’aujourd’hui même sort l’intégrale discographique de ses quatuors à cordes (il y en a sept, rien que ça !) par Tana (chez Intrada), l’événement de cette matinée Musica est sans conteste la création mondiale du Quatuor n°6 (2008) de Jacques Lenot [photo]. À travers une métaphore sonore d’une discrète subtilité, il prend appui sur la notion d’aura et la concrétion rêvée qu’on en pourrait appréhender dans l’indicible lumière des noirs de Rothko (entre autres). Une section-cadre ouvre et ferme ce grand mouvement par la gelure quasi « trémulante » d’accords suspendus qu’annoncent des pizz’ impératifs.
Pour commencer, une vingtaine de ces accords est montrée au fil d’un échange de narrateurs, sur des illusions de modifications métriques, dans une nuance pianississimo qui jamais ne franchit le mezzo piano. Survient une section qu’on pourrait dire dansée, également PPP, dans un feutre complexe. Le retour du cadre (A) raréfie ses répliques, avant la suite de la séquence B, en duos inquiets et rapides, interrompue encore par l’entrelacs d’un A3 qui semble s’imposer en sujet principal. Tour à tour violon et violoncelle, puis deux violons, puis premier violon et alto, ainsi de suite, les couples se succèdent fiévreusement en une grande partie B3 suivie d’un lourd silence. Après la brève incursion de l’éternel récit-cadre (A4), le quatuor au complet achève la section B dans une frénésie redoutablement virtuose (sans en avoir l’air) qui, tout en soignant la diversité des attaques à la faveur de sonorités secrètes, ne déroge pas à une intensité souterraine (entre piano et pianississimo, toujours). La série donne alors naissance à un chant plaintif, vaste élégie douloureuse qui, dans sa première apparition, voyage du second violon à l’alto, via un fondu fascinant (C1).
Oubliée, la danse susurrée ; l’étirement lyrique est désormais l’argument, singulièrement rompu par un très court insert A5, puis décliné dans l’emphase d’une dynamique par strates (plutôt qu’en un crescendo continu), qui, comme d’aveugle émotion, sort des ombres. Parallèlement, le cycle originel, toujours plus réduit (maintenant A6), s’affranchit du chuchotement. Un grand thrène violoncellistique bouleverse d’une densité terrible ce que peut-être le naïf eut cru prévoir : loin porté par Jeanne Maisonhaute, ce solo va bien au-delà du probable, sans que sa déchirante lueur permette de trancher entre pleurs ou prière. Cette expressivité culminante fait place au retour (A7), osant sans hargne le fortissimo, quand les ultimes stances chantées (C4) dressent un surprenant choral. L’œuvre fait mine de retourner d’où elle vient, n’étaient les coups qu’y sont devenus les pizz' initiaux. Quel souffle !
BB