Chroniques

par gilles charlassier

Quatuor Danel
convergences Akhmatova : Mantovani et Chostakovitch

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 5 avril 2011
la poétesse russe Anna Akhmatova photographiée en 1922
© dr

En contrepoint des représentations du deuxième opéra de Bruno Mantovani, Akhmatova [voir notre chronique du 28 mars], l’Opéra national de Paris programme trois soirées, donnant un éclairage tantôt sur la poétesse russe et son œuvre (Lectures d’Anna Akhmatova, hier), tantôt sur la musique du compositeur français, permettant ainsi de se familiariser avec son univers sonore.

Accent discrètement méridional et microphone à la main, Mantovani rompt avec la tradition du créateur exilé auprès de sa muse dans des considérations intellectualistes, et vient introduire les pages de musique de chambre par quelques indications sur ce qu’il a voulu faire, rappelant ainsi que dans l’art musical, il y a d’abord un savoir-faire artisanal. C’est avec des notes, des rythmes et non des concepts que l’on écrit de la musique. L’émotion musicale naît bien des effets sonores et non d’intentions vaguement philosophiques. Avec la simplicité et l’érudition du pédagogue, Mantovani donne quelques repères pour l’écoute des pièces qui vont suivre.

Le Quintette avec harpe pour Bertolt Brecht est à l’origine écrit pour la mise en scène de la pièce Homme pour Homme réalisée par Emmanuel Demarcy-Mota. L’éclat de la harpe contraste avec l’annonce du thème initiée par le violoncelle et relayée par le reste du quatuor. La pièce se développe ensuite dans une succession de piani suspensifs, interrogatifs, et des accélérations roboratives emportant l’ensemble des pupitres. Usant d’un procédé presque cinématographique, le compositeur porte tantôt le projecteur sur les cordes frottées, tantôt sur la harpe, superposant ainsi, par cette alternance parfois brutale d’éclairage, une dynamique d’opposition sur la progression horizontale.

Le Quatuor à cordes « Les Fées » est une commande passée en 2004 par les interprètes de ce soir, le Quatuor Danel. L’intention de Mantovani y est de produire l’illusion du ralentissement par un progressif enraiement de la mécanique rythmique, placée sous les auspices du scherzo à la Mendelssohn. L’oreille de l’autre côté, celle de l’auditeur, perçoit d’éventuels échos de cette inspiration dans l’écriture allante et brillante. Le pétrissage des tempi contamine celui de la polyphonie, les accélérations donnant l’impression de converger vers une cohésion, tandis que dans la décélération, l’unité sonore tend à se déliter. De même que la précédente, la pièce s’achève sur une raréfaction de la matière, comme dans l’attente d’une réponse à cette érosion de la trame rythmique et harmonique.

Tocar,pour harpe, se présente comme un travail sur le toucher et la texture sonore. À l’origine de la partition, il y a une simple constatation de la diversité linguistique pour désigner le fait de jouer d’un instrument. Si le français, l’anglais ou l’allemand sont dans une activité de jeu, l’italien fait sonner les pupitres, tandis que l’espagnol les touche. La harpe, par le pincement des cordes, se prête assez bien à une telle étude. Les couleurs évoquent souvent Debussy, avec cette transparence mêlée de légèreté et portée par une infaillible vivacité. La déréliction de Frédérique Cambreling au milieu du morceau face à une pagination hasardeuse n’aura pas eu raison de sa concentration et de notre plaisir d’auditeurs.

Le Quintette pour piano et cordes en sol mineur Op.57 de Chostakovitch vient conclure la première partie de la soirée. À un premier mouvement passionné succède un Lento très intérieur où l’on devine un certain renoncement. Le Scherzo qui suit, presque joyeux, est construit sur un mouvement perpétuel des cordes auquel résiste le piano, ici tenu par Varduhi Yeritsyan. Dans ce ludique contraste d’éclairage se fait entendre une parenté avec le Quintette avec harpe joué au début du concert. En présentant d’abord la pièce de Mantovani, l’affinité d’écriture apparaît plus évidente – et flatteuse pour le cadet. Chez le compositeur russe, le procédé est inséré dans une construction harmonique et mélodique, infiniment séduisante et émouvante. Le Finale, épuisant les ressources formelles du mouvement, sans systématisme aucun cependant, exsude une nostalgie mélancolique apaisée, idiomatique de Chostakovitch.

Après l’entracte, le compositeur remonte sur la scène pour présenter les deux dernières œuvres. Le Quatuor à cordes « L’Ivresse »est le résultat d’un défi posé par les circonstances : le commandité n’ayant pas accompli sa tâche, l’organisateur a demandé à Bruno Mantovani de pallier la défaillance. Le titre fait référence à ce sentiment d’étourdissement éprouvé face à l’extrême brièveté des délais impartis. Les chromatismes fondés sur les micro-intervalles reproduisent cette impression d’extrême densité. Après une section fort concentrée conduite par le premier violon et rappelant l’écriture fuguée, la page s’achève sur le silence et l’apaisement.

Le Quintette pour piano est sous-titré Blue girl with red wagon (Femme en bleu à la voiture rouge), en référence au tableau de Robert Guinan, peintre américain de la ville, de ses bas-fonds et de ses âmes perdues. Dans cette partition l’on retrouve la succession de moments lents, extatiques, et de passages roboratifs, éclatant dans une certaine violence, pour arriver, après une déstructuration rythmique, à une conclusion égarée entre le mystère et le repos. La reprise d’une pièce à l’autre d’un canevas compositionnel similaire facilite le processus d’écoute, de même qu’il a certainement favorisé le travail d’écriture, faisant mentir la réputation d’inaccessibilité et de complexité de la musique d’aujourd’hui.

GC