Chroniques

par bertrand bolognesi

Porgy and Bess | Porgy et Bess
opéra de George Gershwin

Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse
- 4 décembre 2007
© acm studio

Si certains airs de Porgy and Bess ont aujourd’hui leur place dans toutes les mémoires, l’ouvrage lui-même ne fut guère bien reçu lors de sa création. Montrant en 1935 la communauté noire à un public blanc qui n’avait pas nécessairement envie qu’on la lui imposât comme humaine, et la montrant précisément jusqu’en ses humaines faiblesses, à savoir ses amours et ses crimes, Gershwin s’exposait à un double scandale : les intellectuels noirs n’admirent pas une représentation non complaisante (l’on s’y drogue, l’on s’y tue, etc.) et les critiques bon teint n’estimèrent pas le sujet digne de la scène lyrique.

L’arrivée de ce nouvel opéra dans le paysage culturel nord-américain des années trente posait une question simple : celle de la moralité – entendre la moralité du dominant comme celle du dominé, partant que celle du dominé ne peut être, par définition, que dépendante de celle du dominant. C’est sur ce point que butait la nécessité d’une honnêteté revendiquée des écrivains noirs, confondant le désir d’intégration avec des exigences yankee pourtant non respectées par leurs défenseurs eux-mêmes. De là vint, sans doute, la tendance méprisante à tenir gentiment Porgy and Bess au rang des plus plaisants divertissements (les passages délibérément afro de la partition auraient fait insulte au vieil art européen), certains commentateurs n’hésitant pas à le dénommer comédie musicale, lui enlevant tout ce qui, dans sa structure, sa dramaturgie, son écriture orchestrale et son traitement de la voix, le définit comme opéra, un genre décidément trop noble dont le sérieux n’aurait su s’encombrer d’une spécificité observée comme un folklore noir sans aucune portée.

C’est une constante largement vérifiable : les ouvrages rares se retrouvent à l’honneur à plusieurs reprises sur une même période – on le vit encore l’an dernier avec Eine florentinische Tragödie de Zemlinsky (Nancy, Montpellier et Lyon, trois nouvelles productions en quelques mois). Cette saison, la tournée du New York Harlem Theater paraît annonciatrice d’un printemps 2008 où se concurrenceront les mises en scène de José Montalvo et Dominique Hervieu (à Lyon, en mai) et de Robyn Orlin (à Paris et Caen, en juin).

Réalisé par Baayork Lee, le spectacle présente l’avantage d’une approche textuelle de l’ouvrage, laissant au public le soin de tirer ses propres conclusions. C’est en ce sens que l’on parlera d’une vision traditionnelle de l’opéra de Gershwin, prenant ce terme dans une acception positive. Le rideau se lève sur une représentation attendue et efficace des états du sud et se ferme sur la triste confiance d’un amoureux en New York. On appréciera la crédibilité de chaque personnage, la présence scénique de tous, comme le parfait rodage d’une machine scénique irréprochable.

Il est assez rare de rencontrer une telle égalité des forces dans une distribution vocale. Chaque voix semble à la place qui lui convient. D’une vingtaine de rôles d’importances différentes, offrant des ensembles remarquablement équilibrés, neuf se révèlent particulièrement marquants. Heather Hill est une Clara attachante au timbre clair dépourvu de toute acidité. Alison Buchanan, par une riche pâte vocale, convainc immédiatement en Serena (My man’s gone now) et bouleverse au deuxième acte (Oh, Doctor Jesus). Marjorie Wharton offre à la sage Maria une gouaille irrésistible nourrie d’un grand sens de la scène.

Côté messieurs, le bel ancrage grave de John Fulton sert un Jack solide. De même remarquera-t-on le timbre luxueusement distribué d’Ivan Griffin dans le rôle de l’avocat (dénommé Frazier, tellement juste pour le public francophone). Par une couleur vocale extrêmement sombre, des attaques franches et une façon toute personnelle de rentrer dans le son, Cedric Cannon est un Crown idéal. Son double en intention et opposé en apparence, le rusé Sporting Life, sans conteste plus nuisible, bénéficie du jeu sournois et déjanté de l’excellent Michael Dailey, au chant impeccable dont l’aigu, parfois dangereusement ouvert mais toujours pleinement assumé, vient souligner l’insupportable pacotille du personnage. De fait, l’on dira tout à rapporter sur cette page la réaction du public aux saluts : ces deux artistes, qui n’ont pas démérité, ont droit à des huées désapprobatrices, destinées non pas à leur prestation mais aux mauvaises actions de leur rôle ; quelle réussite !

Enfin, le couple-héros est avantageusement tenu.
Donita Volkwijn donne une Bess richement expressive à tous égards, tandis que Terry Cook est un Porgy d’une générosité vocale parfaitement canalisée. Le grand duo (Bess, you is my woman now), loin de se perdre dans un excès de sentimentalisme niais, trouve dans une expression délicatement timide une vérité toute nue qui laisse rêveur.

À la tête d’une formation orchestrale légèrement réduite, William Barkhymer impose une lecture d’une grande clarté où les nombreuses embuches rythmiques de la partition rencontrent une réponse maîtrisée, au prix d’une relative distance prise avec le drame. Articulation souple, sans martellement intempestif, figuralisme discret lors de la tempête, voilà un accompagnement des plus posés. On regrettera toutefois le trop peu de lyrisme accordé au duetto évoqué plus haut, un lyrisme qui en magnifierait d’autant le non-dit. Mais, loin de desservir la transmission des émotions, la distance évoquée pourrait bien occasionner un regard objectif sur la vie de ce plateau, une sorte de déconcertant cynisme qui pose au spectateur le choix de l’intime investissement ou non dans ce qu’il voit.

BB