Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre Boulez dirige la Staatskapelle Berlin
les deux concerti de Liszt par Daniel Barenboim

vimeo.com / Philharmonie, Essen
- 28 avril 2020
Daniel Barenboim et Pierre Boulez jouent les concerti de Liszt à Essen
© thomas bartilla

Nos chroniques d’un confinement se poursuivent avec celle de la mise à disposition gratuite par la Deutsche Staatsoper de Berlin via vimeo d’un concert de sa Staatskapelle Berlin. Les diffusion de l’institution Unter den Linden s’ouvrant de la fin de journée au midi du lendemain, il ne nous est pas possible, cette fois, d’inviter le lecteur à visualiser lui-même l’événement… ce qui, au fond, nous replace dans la situation habituelle de la recension d’un concert au passé. Au printemps 2011, le Klavier Festival Ruhr accueillait la prestigieuse phalange brandebourgeoise en la Philharmonie d’Essen. À ce grand rendez-vous pianistique allemand il convenait de présenter un programme faisant part belle au piano, et vu que cette année musicale célébrait Liszt, né deux cents ans plus tôt, l’idée d’y donner ses deux concerti était toute trouvée. Pour l’occasion, le patron de l’orchestre s’installait au clavier, offrant le pupitre à son ami Pierre Boulez.

À s’en tenir aux nombreuses créations qu’a menées le compositeur français – les siennes et celles de quantité de confrères – comme à sa fréquentation des classiques du XXe siècle, Viennois en tête, sans relâche remis sur son métier, on pourrait oublier son goût pour un certain romantisme, à condition qu’il ait été innovant, bien entendu. De fait, loin de s’en tenir à ce que très vite le public attendait de lui, Boulez a voyagé dans le répertoire, et cela dès les années soixante où il joue Beethoven1 ici, Haydn2 là, mais encore Mendelssohn3, Mozart4, Schubert5, Schumann6 et même Chopin7. À son concert d’investiture à la tête du New York Philharmonic, à l’automne 1971, il dirige Le sacre du printemps et Prélude à l’après-midi d’un faune après l’entracte, tandis que la première partie est clairement romantique : Eine Faust-Ouvertüre de Wagner, la Chasse royale des Troyens de Berlioz et la Totentanz S.126 de Liszt.

À quatre-vingt-six ans, Boulez retrouve le chemin de la Colline verte, bien après l’aventure du Ring du centenaire, en jouant à nouveau le maître de Bayreuth et le génie austro-hongrois qui s’y éteignit en 1886. Achevée en 1840, après que Wagner a renoncé à en faire une œuvre de plus grande envergure, Eine Faust-Ouvertüre connut sa première à Dresde, en 1844, avant d’être remaniée à deux reprises. Le chef, qui a gravé l’œuvre en 1973 avec le New York Philharmonic, en fait sourdre de fort loin l’ondoiement liminaire, comme un vieux sortilège. L’économie du geste qu’on lui connut, plus drastique encore dans les dernières années, demeure simplement fascinante face au vaste déploiement d’énergie qu’elle suscite dans les pupitres. Passé ce prélude tout en réserve, l’opus se développe, avec le hautbois spécifique à Wagner, déjà. Parentes du fliegende Holländer à venir (1843), les notes répétées sur un motif proprement satanique aux vents voisinent l’inspiration contemporaine de l’ami Liszt. On goûte ici les cuivres berlinois, méphitiques à souhait. Le mouvement s’éloigne, s’éteint dans la brume de l’éternelle légende.

Avec ses six épisodes enchaînés, le Concerto en la majeur S.125 n°2 de Ferenc Liszt fut assurément novateur pour le public qui le découvrit à Weimar en 1857. Lui aussi connut plusieurs moutures dont la toute première remonte à la même année 1840 ; la définitive date de 1861. Dès l’abord, Boulez infléchit une quiétude spéciale aux traits de clarinette et de basson, comme au répons du hautbois, dans une grande élégance douce où le piano vient calmement déposer ses arpèges. Un peu râpeux, le thème rhapsodique survient alors, repris dans la simplicité initiale que gagne bientôt l’emphase lyrique, rehaussée de la lumière tendre du cor colo. Daniel Barenboim fait preuve d’une délicatesse et d’un soin que l’on n’entendait plus sous ses doigts depuis longtemps. Ainsi le développement de l’Adagio sostenuto est-il caractérisé par des perlés ineffables. Il articule ensuite l’Allegro agitato d’un muscle résolument tendu, relayé par les salves fermes de l’orchestre. Passé l’introduction présente des contrebasses, le duo du soliste avec le violoncelle, somptueusement tenu par Andreas Greger, élève haut l’irrésistible élégie de l’Allegro moderato. Après un Allegro deciso rondement mené quoique tout en nuance, les premiers pas, un rien cloutés, du cinquième mouvement (Marziale un poco meno allegro) ouvrent sur une danse amoureuse à laquelle les interprètes ménagent une onctuosité bénie. Le final (Allegro animato) demeure assez terne, avouons-le.

Imaginé à partir de 1830 par un virtuose de dix-neuf ans, le Concerto en mi bémol majeur S.124 n°1 vit le jour en 1855. Boulez l’ouvre dans un amble mafflu où Barenboim semble moins à son aise. L’exécution (Allegro maestoso) connait des commencements assez raides, un piano d’une sonorité plutôt dure, de même que le tutti globalement sec et sans couleur. La chose n’est pas simple, toute de ponctuations nerveuses du récitatif solistique – à ce titre, on pourrait parler d’un concerto d’opéra. Le pianiste retrouve sa superbe dans les successifs rêves de l’Adagio qui bénéficient d’une louable subtilité d’approche. Dans une souplesse et même une espièglerie typiquement lisztiennes, avec le tintement du triangle, l’Allegretto vivace se développe ensuite dans un chaleureux esprit de jeu. Le retour du thème frémit formidablement dans les cordes. On regrette toutefois le peu de flamboiement du final (Allegro marziale animato). À la standing ovation par laquelle le public salue les artistes, réponse est faite par Daniel Barenboim qui offre deux bis : un miracle de Consolation S.172 n°3 suivi d’une délicieuse Valse oubliée S.215 n°1.

L’interprétation de ce concerto était précédée de Siegfried-Idyll, fameuse page offerte à Cosima pour son trente-troisième printemps (1870). À en révéler la gracieuse fraicheur des premiers instants, le chef ne fait point fausse route. Aérée et heureuse, sa lecture, près de quatre décennies après l’enregistrement new-yorkais, se distribue fort savamment dans les timbres, contenant le lyrisme évident dans une sémillante sagacité. À l’aune d’un format salutairement chambriste, l’appel du cor se dépose sur les oisellements alentours avec une finesse admirable qui propulse l’écoute dans la forêt du héros. Et le crépuscule de descendre sur la raréfaction dernière, de toute beauté. À ceux qui auraient peut-être pu oublier à quel point Pierre Boulez nous manque, il l’est ici rappelé, non sans émotion.

BB

1Symphonie Op.55 n°3 à Baden Baden (2 mars 1962)
Concerto pour piano Op.58 n°4 à Londres (31 aout 1966)
Symphonie Op.36 n°2 à Cleveland (24 novembre 1967)

2Missa in Angustiis Hob. XXII:11 à Cleveland (2 avril 1970)

3Ein Sommernachtstraum Op.21 à Amsterdam (2 février 1963)
Concerto pour violon Op.64 n°2 à Tilburg (25 janvier 1965)

4Symphonie n°29 K.206/186 à La Haye (17 janvier 1962)
Adagio et fugue K.546 à Baden Baden (17 janvier 1963)
Ouverture de Die Zauberflöte à Worthing (23 février 1964)
Concerto pour flûte et harpe K.299 à Amsterdam (14 janvier 1965)
Symphonie n°38 K.504 à Tilburg (25 janvier 1965)
Concerto pour basson K.191 à Amsterdam (30 janvier 1965)

5Symphonie D.485 n°5 à Worthing (23 février 1964)
Symphonie D.729 n°7 à Rotterdam (19 janvier 1965)
Symphonie D.485 n°5 à Cleveland (12 avril 1970)

6Manfred Op.115 à Amsterdam (14 janvier 1965)
Concerto pour violoncelle Op.129 à Baden Baden (30 décembre 1970)

7Concerto pour piano Op.21 n°2 à Worthing (23 février 1964)