Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre Boulez dirige la Deuxième de Mahler
Petra Lang, Diana Damrau et la Statskapelle Berlin

Berliner Festtage / Philharmonie, Berlin
- 27 mars 2005
pour son 80ème anniversaire, Pierre Boulez joue la Résurrection de Mahler
© rick eglinton

À ceux qui continuent de croire entendre les interprétations bouléziennes trop raides, froides, cérébrales, désincarnées, à ceux qui s'obstinent à penser que la clarté serait antagoniste avec l'expressivité, bref : à tous ceux qui laissent dominer leur écoute par l'image d'une gestique précise dont l'efficace économie s'oppose à toute gesticulation, le concert que Pierre Boulez dirige ce matin à la Philharmonie de Berlin offre un démenti indiscutable.

C'est à la fin des années soixante que le chef aborde pour la première fois l'œuvre de Gustav Mahler, avec la Cinquième donnée à la tête du BBC Symphony Orchestra (Londres, 28 août 1968), œuvre qu'il reprend à Cleveland deux ans plus tard. Dans le courant de la décennie suivante, il jouerait également la fastueuse Huitième (25 juillet 1975, dans le cadre des Prom's). Durant les mêmes années, il grave les Rückert Lieder avec Yvonne Minton, l'Adagio de la Dixième et Das klagende Lied (Sony), tandis que deux enregistrements live de cette époque paraîtront plus tard (Arkadia, les Neuvième et Cinquième).

Puis commencera de paraître une intégrale, incluant les Lieder, réalisée avec plusieurs orchestres – Vienne, Cleveland, Chicago – à laquelle ne manquent à ce jour que trois symphonies. De cette aventure, le public parisien a pu goûter plusieurs fois la Symphonie n°5 – avec l'Orchestre de Paris et avec les Wiener Philharmoniker –, les Lieder encore plus fréquemment – Wendy Hoffmann, Thomas Hampson, Wolfgang Holzmair, Thomas Quasthoff, Yvonne Naef, etc. –, et une somptueuse Septième avec le London Symphony Orchestra, cet automne. Un Boulez mahlérien s'impose donc depuis plusieurs années, jouissant pleinement de la richesse de cette écriture pour orchestre – et non pas un Mahler boulézien, comme l’auront dit ses rares détracteurs d’aujourd'hui.

Pour cette Résurrection pascale, Boulez engage un Allegro maestoso farouche, extrêmement sombre, modelé dans une épaisse pâte de cordes, auquel s'opposera plus tard le lumineux Urlicht. Outre un traitement minutieusement soigné dans le détail de chacun des cinq mouvements, c'est la pertinence d'une dramaturgie génialement architecturée qu'il offre. Avec tout son métier d'orchestre, il profite intelligemment des qualités de la Staatskapelle de Berlin, articulant un Andante d'une élégance absolue où les traits de cordes révèlent une sensualité délicieuse, sachant salutairement se garder du miel emphatique dont trop souvent l’on croit bon d'alourdir ce mouvement. Ici, la piquante ironie de la troisième partie se souvient, évidemment, de Saint Antoine de Padoue (Knaben Wunderhorn) dans une lecture alerte qui alterne une fluidité faussement anodine à un sarcasme d'autant plus cinglant.

Puis Petra Lang – l’excellente Kundry de Genève [lire notre chronique du 28 mars 2004], entre autres –, élève O Röschen rot avec une stupéfiante égalité d'émission, tandis que Boulez suspend les cuivres dans un authentique recueillement, débarrassé de la bigoterie avec laquelle de nombreux chefs abordent le passage. Pour finir, le Staatsopernchor propose une exécution infiniment nuancée – prenant magnifiquement le Kräftig comme d'une seule voix – éclairée par le bel aigu livré par le soprano Diana Damrau, dont on a par ailleurs regretté le bas-médium un peu terne. Petra Lang laisse s’épanouir la plénitude de sa voix, tandis que Pierre Boulez ménage un Misterioso fascinant qui ravit l'auditoire vers d'autres sphères.

Le climat ne permet pas une immédiateté d'applaudissement. C’est qu’il s'est passé quelque chose, ce matin, à Berlin, avec la Symphonie n°2 en ut mineur de Mahler. Mais lorsque les mains commencent à battre, c'est encore plus impressionnant que lors du concert Bartók d'avant-hier [lire notre chronique]. De même, les interprètes seront-ils chaleureusement ovationnés par un public debout, qui plus est. Ainsi le chef, rappelé après que l'orchestre a quitté la scène. Enfin, dans la lignée des plus grands, Pierre Boulez est nommé chef d'honneur de la Staatskapelle de Berlin – il semble bien qu'ici l'on considère cet homme à sa véritable mesure.

BB