Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre-André Valade et l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg
œuvres d’Alban Berg et Hugues Dufourt

création de Zeus de Philippe Schœller
Musica / Palais de la Musique et des Congrès, Strasbourg
- 25 septembre 2004
le chef Pierre-André Valade photographié par Anne-Marie Réby
© anne-marie réby

En novembre 2001, au Théâtre du Châtelet, l'ensemble Modern sous la direction de Dominique My donnait l'intégralité des Hivers, vaste cycle de quatre pièces d'orchestre inspirées àHugues Dufourt par ses approches de la peinture, en particulier celles de Francesco Guardi (La gondole sur la lagune, 1780), Rembrandt (Le philosophe, 1632), Nicolas Poussin (Le déluge, de 1660 à 1664 ) et Bruegel l'Ancien avec Les chasseurs dans la neige (1565) qui ouvre ce concert.

Souvenons-nous du tableau de Pierre le Drôle (l'un des sympathiques surnoms donnés à Pieter Bruegel) : paysage enneigé, à gauche, au premier plan, trois chasseurs et leurs chiens avancent vers un village de marais gelés ; à droite, en second plan, des silhouettes sur la glace : les unes pêchent en creusant la pellicule qui recouvre les eaux, d'autres s'amusent (luges, etc.) ; sur un pont, tout en bas à droite, une femme transporte un fagot, proche parent de ceux que l'on brûle à gauche, derrière les chasseurs, indiquant un second chemin au mouvement de l'image. La perspective fuit vers la montagne : au dessus d'une austère forteresse, trois dents menacent un ciel du même vert que les marais. Trois hommes à gauche, mais aussi trois femmes à droite, toutes petites, juste avant le pont, sur la glace. Trois pics montagneux, et trois arbres à l'avant-scène qui balisent le regard à désigner la perspective. Ce mouvement humain dans une géographie figée, mais aussi l'immobilité de l'instant saisi, se retrouvent dans l'œuvre de Dufourt, non illustrative mais certainement contaminée par le climat général jusqu'en son précieux équilibre. Pierre-André Valade en livre une lecture soignée, la subtile et pâle lumière du tableau venant éclairer l'interprétation de l'Orchestre Philharmonique du Luxembourg.

Le cyprès blanc clôt le programme : il s'agit d'un concerto pour alto et orchestre commandé à Dufourt par la formation luxembourgeoise et Musica. La création en est confiée à Gérard Caussé. L'auteur présente l'œuvre comme un « …hommage aux lamelles orphiques qui accompagnaient le mourant et l'instruisaient de la conduite à tenir lorsqu'il serait confronté à l'au-delà… » (cf. entretien avec Laurent Feneyrou), s'appuyant sur la relation par Platon des rites de cette religion intermédiaire, pourrait-on dire, l'Orphisme, au VIIe siècle avant Jésus Christ. La longue introduction orchestrale fascine par la sensualité de ces choix de timbres (qui n'est pas sans évoquer Ives), autant de méandres chatoyants qui parfument l'arrivée future du soliste, alto dont l’âpreté tranche l'épaisse vapeur d'encens et provoque peu à peu un violent déploiement, salué de salves de cuivres. Après une cadence répétée, la pièce s'achève dans les calmes nuages de Saturne. Une mise en place parfois imprécise des cordes et un équilibre général plutôt malmené n’occasionnent guère d’appréhension optimale de ce nouvel opus.

Ces pièces encadrent deux œuvres d'autres compositeurs.
La symphonie première, intitulée Zeus, de Philippe Schœller (commande d'État donnée en création), en hommage à Luciano Berio. Après Les chasseurs dans la neige, son effectif apparaît gigantesque : voici la scène de la salle Schweitzer envahie par les instrumentistes. On retrouve le caractère « minéral » de la musique de Schœller : lentement quelque chose y prend forme et place, les figures sourdent souterrainement, ce que le chef souligne judicieusement en ciselant méticuleusement une moire sonore qui arrive comme de loin pour ne se livrer jamais vraiment. À l'énergie d'une introduction effervescente succède une austère section de gongs (avec caisse et piano), incisée d'interventions discrètes du reste de l'orchestre, pleine de contraste et de surprise. Là encore, l'inexactitude des cordes brouille l'exécution, laissant conclure que la formation doit progresser sur cette section.

Enfin, nous entendons les Altenberg Lieder Op.4 composés par Alban Berg en 1912 à partir des vers que le poète viennois (Peter Altenberg) griffonnait au dos de cartes postales qu'il envoyait ensuite à ses amis. La proposition de Valade ne convainc pas : il se montre doublement inattentif à la chanteuse qui, de son côté, présente un travail raffiné quoique peu expressif, tandis que l'orchestre se révèle plus « houleusement » violent qu'à l'accoutumé, au point de couvrir la voix. On l'a constaté plus d'une fois : aujourd'hui, l'interprétation de la musique de Berg reste difficile et, si ce soir l'exécution ne se perd pas dans le détail et garde présente l'idée générale (cela dit, le cycle occupe dix minutes, tandis que le Concerto à la mémoire d’un ange ou le Concerto de chambre ont le temps de poser d'autres problèmes), elle manque nettement de sensibilité.

BB