Chroniques

par laurent bergnach

Pascal Dusapin inaugure Turbulences
Ensemble Intercontemporain et Capilla Flamenca

création française du Kammerkonzert de Samy Moussa
Cité de la musique, Paris
- 18 octobre 2013
création française du Kammerkonzert de Samy Moussa
© dr

Avant de céder la place à Matthias Pintscher en février prochain et à Bruno Mantovani en avril, Pascal Dusapin inaugure la série de week-ends Turbulences que l’Ensemble Intercontemporain met en place cette saison, invitant à vivre des expériences conviviales hors normes, du vendredi soir au dimanche après-midi. C’est « un exercice passionnant mais délicat » de s’improviser programmateur, précise en préambule le compositeur qui a l’habitude de saluer ses aînés de cette manière [lire notre chronique du 25 février 2012] et souhaite privilégier ici les contrastes plutôt que les oppositions – avec la certitude que dans un concert qui associe des œuvres du dadaïste Kurt Schwitters à celles de Leoš Janáček, « nous en apprenons davantage sur leur époque et nous créons de nouvelles correspondances ».

Pas moins de cinq inventeurs constituent la part contemporaine de la soirée. Nous entendons d’abord le trio Okanagon (1968), avec ses amplifications graves de harpe et contrebasse, instruments dont le bois est même frappé à l’occasion, dans un climat archaïque et tellurique – « le battement de cœur de la terre » qu’y trouvait son auteur, Giacinto Scelsi (1905-1988). À l’opposé, Intégrales (1925) favorise les notes sifflantes, notamment grâce à deux piccolos et à un hautbois qui domine la seconde moitié de l’œuvre, hantée par Stravinsky. D’Edgar Varèse (1883-1965), qui explore ici une riche palette percussive (grelots, tambourin, cymbales, etc.), Dusapin dit qu’il fut sa « catharsis à la fin d’une adolescence anxieuse », et d’Iannis Xenakis (1922-2001) qu’il lui a donné la force « de persévérer dans l’écriture ». Thalleïn (1984) propose un univers instable et houleux, mené par des cordes sinueuses, avec un rien de croassements et de ricanements mais sans rien de sinistre, ce bourgeonnement (traduction du titre) visant finalement la voûte céleste, en des tourbillons paisibles.

Né au Canada en 1984, Samy Moussa [photo] fut l’élève du créateur de Perelà, uomo di fumo [lire notre critique du CD], mais aussi de Pintscher, Ferneyhough, Sciarrino, Eötvös, Saariaho, Lindberg et Evangelista. Les déflagrations percussives initiales du Kammerkonzert (2006/08), les vibrations des cordes graves et d’un trombone avec sourdine inscrivent le jeune compositeur – par ailleurs directeur musical de l’ensemble INDEX – dans l’héritage de Varèse et Xenakis. Cette dizaine de minutes dresse des parois rudes et impénétrables, mais offre aussi des ciselures raffinées, dans une énergie vibrante et lumineuse. Le Québécois est applaudi avec chaleur avant que Peter Rundel, dont la battue est claire et « moelleuse » depuis le début de la soirée, aborde Jetzt genau ! (2012), pièce pour sept instruments signée Dusapin qu’il créa à Strasbourg. Entre inquiétude et mélancolie, celle-ci fait la part belle à une clarinette volontiers élégiaque, à un trombone débonnaire et au piano qui se laisse aller à des réminiscences culturelles.

Dans la salle modulée de façon à créer deux petites scènes à côté et en surplomb de la principale, quatre à six membres de Capilla Flamenca se produisent également, insérant entre celles de notre temps une ou deux pièces de la fin du XVe et du début du XVIe siècle – dont Varèse raffolait et par lesquelles Dusapin fut mené « à connaître l’idée de la complexité en musique ». Nous savourons tour à tour de caressants motets (Johannes Ockeghem, Josquin Desprez), des extraits de messes au ton recueilli (Pierre de La Rue, Jean Richafort), une Messe à six voix inédite, tendrement extatique (Antoine Brumel) ainsi qu’une énergique Chanson « L’homme armé », avec tambour, dans sa version polyphonique la plus ancienne (Robert Morton). En s’applaudissant mutuellement tout au long de ces trois heures de concert, les deux ensembles ont donné tout son sens au credo énoncé plus tôt : « écouter, c’est penser ».

LB