Chroniques

par hervé könig

Paradise reloaded (Lilith)
opéra de Péter Eötvös

Theater, Bielefeld
- 18 janvier 2020
Wolfgang Nägele met en scène "Paradise reloaded" de Péter Eötvös à Bielefeld
© bettina stöß

En pétrissant la même terre, Dieu a créé Adam et Lilith – non, elle n’est pas issue d’une côte du premier. Le premier homme voit d’un mauvais œil cette égalité et tente de soumettre sa compagne, mais elle ne l’entend pas de cette façon : elle l’abandonne en son Eden qu’elle quitte pour le royaume des démons. Mais qu’en est-il donc d’Ève, par exemple ? Est-elle Lilith, l’indomptable ? Ou une figure inventée par Dieu pour remédier à la défection de la rebelle ? Différentes versions de la légende commune aux Juifs et au chrétiens perdurent et fascinent gens de lettres et penseurs. Commandé au musicien hongrois Péter Eötvös par Wien Modern, l’opéra en douze tableaux Paradise reloaded (Lilith) est créé à la Neue Oper de Vienne, dans le cadre de ce festival, le 25 octobre 2013 (Johannes Erath met en scène, Walter Kobéra dirige la fosse). Cette œuvre, dont le livret fut écrit par Mari Mezei à partir d’un texte original du dramaturge munichois Albert Ostermaier qui s’inspirait de La tragédie de l’homme d’Imre Madách (Az ember tragédiája, 1861), nous l’avons découverte grâce aux publications du Budapest Music Center de Budapest : à la tête du Magyar Rádió Szimfonikus Zenekara, Gregory Vajda en réalisait, au début de 2014, une gravure discographique passionnante [lire notre critique du CD].

Et si Lilith avait elle-aussi procréé, plutôt que de laisser cette tâche à la seule Ève ? Voilà une vraie question, à laquelle l’œuvre d’Eötvös ne tente pas de répondre mais dont elle fait paraître de nombreuses implications. Lilith a quitté Adam, mais elle continue de l’aimer ; elle tente donc de le reconquérir. Pour y arriver, elle accepte l’aide de l’ange déchu, Lucifer qui, lui, veut seulement entraîner le premier des hommes dans le péché et par là vaincre Dieu. N’était-ce pas déjà, en partie, l’argument de La tragédie du diable, fruit d’une collaboration avec Ostermaier créé à Munich quelques années plus tôt [lire notre chronique du 12 juillet 2010] ? Bien sûr, mais cet opus avait laissé le compositeur sur sa faim, il en a donc tiré une nouvelle pièce, Paradise Reoladed (Lilith), avec la complicité de son épouse Mari Mezei.

Après avoir été donné à Chemnitz et à Budapest, Paradise Reoladed (Lilith) gagne la scène du théâtre de Bielefeld, en Allemagne. Il y est défendu par dix chanteurs, tous fort engagés dans l’aventure. Christin Enke-Mollnar, Franziska Hösli et Orsolya Ercsényi conjuguent avantageusement leur talent dans les trois Oracles, tandis que Seung-Koo Lim, Caio Monteiro et Enrico Wenzel campent trois Anges attachants. Frank Dolphin Wong prête un baryton-basse robuste et très souple à Lucifer. Colorature acrobate, Veronika Lee se charge avec brio – et succès ! – de la redoutable partie d’Eva. Le timbre clair et la douce inflexion du ténor Lorin Wey sont au service d’Adam. Enfin, la voix chaleureuse et charismatique du mezzo-soprano Nohad Becker se joue de l’écriture souvent difficile du rôle de Lilith, qui sollicite les limites de l’aigu mais aussi celle du grave. Elle triomphe sans encombre de ces écarts intervallaires. Au pupitre des Bielefelder Philharmoniker, qui débordent amplement de la fosse assez restreinte du théâtre et dont il est le chef principal depuis 2017, Gregor Rott s’ingénie à rendre au plus juste la partition d’Eötvös [lire notre entretien], secondé par une sonorisation discrète des solistes.

Dans la scénographie minimaliste et efficace de Stefan Mayer [lire notre chronique de L’idiot], le jeune Wolfgang Nägele a su réaliser un moment de théâtre essentiellement concentré sur les personnages et leurs relations. Les costumes intemporels d’Irina Spreckelmeyer contribuent à leur manière à la réussite du projet. Dans cette stylisation de l’intime, c’est une prospection gigantesque qui se joue.

HK