Chroniques

par hervé könig

ouverture de saison de l’Orchestre Philharmonique de Radio France
Nikolaï Lugansky, Melody Louledjian, Emmanuela Pascu, Mikko Franck

œuvres de Debussy, Prokofiev, Ravel et Stravinsky
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 20 septembre 2019
Deuxième de Prokofiev par Nikolaï Lugansky à la Maison de Radio France
© marco borggreve

La rentrée de Radio France s’effectue sur deux concerts : celui de mercredi où, dans un programme entièrement consacré à Berlioz, se sont exprimés l’Orchestre national de France et son chef Emmanuel Krivine qui invitaient le contralto Marie-Nicole Lemieux [lire notre chronique de l’avant-veille], et celui de ce soir qui, diversifiant les manières franco-russes de part et d’autre de l’avènement du XXe siècle, offre aux deux autres formations maison d’ouvrir leur saison 2019/20, à savoir la Maîtrise et l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Initialement écrit en 1914 et 1915 pour chœur féminin, Quatre chants paysans russes, crée dans cette version en 1917, connaît en 1954 une nouvelle mouture : son auteur, Igor Stravinsky, ajoute un accompagnement confié à quatre cors. Les cornistes du Philhar’ ouvrent la soirée par cet opus, tandis que, dirigées par Sofi Jeannin, les voix de la Maîtrise de Radio France font admirablement tourner les soucoupes.

Le Concerto en sol mineur Op.16 n°2 de Sergueï Prokofiev fut achevé en 1913 et crée dans la foulé, fin août. Il est dédié à un camarade du conservatoire pétersbourgeois, le pianiste Maximilian Schmidthof qui, avant de se donner la mort au printemps, avait adressé au jeune compositeur une poignante lettre d’adieu. Prokofiev joue lui-même la partie soliste lors de la création, assistant aux premières loges au remue-ménage que cette œuvre très personnelle provoqua dans les rangs. Quatre ans plus tard, c’est la Révolution. La partition du concerto est dévorée par les flammes, perdue à jamais… sauf qu’en Bavière, en 1923, alors qu’il travaillait à l’opéra L’ange de feu [lire notre chronique du 12 décembre 2015], le musicien le réécrit à partir de sa réduction pour piano. Il en ressort une œuvre bénéficiant sans doute du métier acquis dans l’intervalle qu’il concentre dans une tension encore plus assumée et qu’il décrit comme étant plus travaillée quant au contrepoint. Elle voit le jour sous les doigts de son auteur, avec Serge Koussevitzky au pupitre, le 8 mai 1924, à Paris.

À l’auditorium de la Maison de Radio France, Nikolaï Lugansky énonce l’élégie suave des premiers temps de l’Andantino, dans une sonorité incroyablement ronde, sous le discret saupoudrage orchestral, très souple. Aucune brutalité dans cette approche, alors que la tendance générale est d’appuyer la réputation de sauvagerie de ce concerto. L’investissement progressif de tout l’orchestre dans le thème, avec le piano qui accompagne, fait l’objet d’un grand soin. Sans dureté, le jeu de Lugansky s’attache à la densité et à la puissance. À la tête du Philhar’, Mikko Franck, son directeur musical, nous fait profiter de toutes les saveurs imaginées par Prokofiev, parfois nettement modernistes, parfois en réminiscence de Rimski-Korsakov. Le soliste se lance alors dans la fameuse cadence du premier mouvement, complètement barrée. Sans cinéma, cela s’éteint dans le calme. Le Scherzo est vraiment infernal. Il exige une technique redoutable qui ne fait pas défaut à Lugansky, captivant. Les noirs accords de l’Intermezzo (allegro moderato) imposent ce ton épique et machiniste digne du constructivisme qui, en 1923, s’essoufflait en Union Soviétique. Les interprètes donnent libre cours à l’humour décapant du passage, proche des sarcasmes de Chostakovitch, bien qu’avec des procédés différents. Cinglant, l’Allegro tempestoso s’abat sur la scène, spectaculaire et terrible. Il clame un chant ardent et rugueux. Le final est une folie qui s’acharne avec vigueur. Contraste absolu pour le bis : nous entendons le Prélude en sol mineur Op.23 n°5 de Rachmaninov, dans une rêverie debussyste.

The blessed damozel est un poème de l’Anglais Gabriel Charles Dante Rossetti, plus connu en tant que peintre qui, avec ses confrères John Everett Millais et William Holman Hunt, fondait à Londres le mouvement préraphaélite au milieu du XIXe siècle. Le poème date de 1850 et il s’en inspira pour réaliser une grande toile, entre 1875 et 1878. C’est précisément à partir de la traduction française de Gabriel Sarrazin, parue en 1875, qu’en 1887 Claude Debussy imagine de composer un « poème lyrique » qui s’apparente à une cantate pour deux voix, chœur et orchestre. La demoiselle élue, dédié à Paul Dukas, est créé à Paris le 8 avril 1893. Mikko Franck en offre une interprétation assez sage, en deuxième partie de concert. Après un prélude doux, nous retrouvons la Maîtrise de Radio France dans une narration délicate. Il faut louer la diction du mezzo-soprano Emmanuela Pascu et du soprano Melody Louledjian, chanteuses efficaces. L’Orchestre Philharmonique de Radio France et son chef concluent la soirée avec le Boléro de Ravel (1928) – voilà qui pourra faire plaisir à quelques touristes chinois…

HK