Chroniques

par gilles charlassier

Otello | Othello
opéra de Gioacchino Rossini (version de concert)

Orchestre de l'Opéra national de Lyon, Evelino Pidò
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 11 novembre 2010
Evelino Pidò joue l'Otello de Rossini au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© intermusica

Il est des jours néfastes où le mélomane, espèce souvent migratoire, sent la représentation convoitée lui échapper, pris dans les rets de transports collectifs irréguliers et inconfortables – et où les contrôles y sont d’autant plus arrogants et aléatoires. Et l’on sait malheureusement que, une fois atteint le temple où la musique s’honore, l’on ne peut agiter les contrariétés de la journée comme un parapluie détrempé pour en faire tomber les venimeuses gouttes. D’ailleurs, l’une des fonctions de la soirée d’opéra est d’être une rémission au cœur de la turpitude urbaine et sociale – on peut en mesurer la valeur à l’aune de son efficacité absolutoire. On pourra alors ajouter que la concupiscence rossinienne, agissant comme un lupanar de trilles et d’appogiatures, est une promesse idéale d’ivresse de paradis artificiels de la beauté vocale, jusqu’à nous enfuir loin de la boue ici-bas faite de nos arias prosaïques, et nous permettre de sécher nos fureurs matérialistes.

Avant d’être une adaptation de la pièce de Shakespeare, l’Otello de Rossini est d’abord une procession belcantiste – et c’est ce qui lui assura son succès jusqu’à l’avènement de l’opéra de Verdi. Ce n’est pas que le drame élisabéthain soit plus édulcoré à Pesaro qu’à Bussetto – le racisme que subit le Maure est ici plus explicite que dans le livret de Boito. Mais, tandis que chez Verdi l’argument permet l’écriture de grandes scènes dramatiques destinées à révéler la puissance des sentiments qui ébranlent les personnages, le Joachim aux tournedos se sert de l’intrigue comme d’un canevas favorable à l’écriture de numéros faits pour ravir les chanteurs et les oreilles. Et l’on s’attend à être caressé dans le sens des tympans lorsque l’on assiste à un opéra de Rossini.

La distribution réunie ce soir choie les plaquettes de la saison de l’avenue Montaigne et les amateurs de noms reconnus. Les deux amants empruntent les voix de John Osborn et Anna Caterina Antonacci, duo qui n’est pas inédit – on put l’entendre à l’Opéra Bastille dans La Juive (2007). Quoiqu’il soit le héros éponyme de l’ouvrage, l’Africain n’en est pas le rôle le plus brillant. C’est un ténor aux medium valeureux, déjà tourmenté par la fidélité de son épouse. Le mariage secret n’autorise pas de grande scène d’amour comme dans l’opéra de Verdi et seule la nuit du meurtre fera exsuder le métal et l’expressivité du ténor américain, sensibles déjà dans l’air initial du premier acte. Le soprano italien, lui, sait montrer d’emblée son éloquence dramatique. Desdemona est toute d’inquiétude et de craintes, et la voix d’Antonacci n’a pas besoin d’effort pour dire les sentiments qui agitent le personnage. Le public ne se fait pas désirer pour fêter la diva. Il est fort probable que les filés et les perlés de ses aînées ne sont plus la mesure de la perfection belcantiste – et cela est sans doute préférable pour le succès de l’interprète. L’air Assisa a pie d’un salice est, à ce titre, exemplaire. La mélancolie de la harpe, égrenant l’attente, est un topos rossinien dans ce genre de scène – songeons à la prière de Pamyra dans Le siège de Corinthe, page que la chanson du saule ne peut manquer de convoquer dans notre mémoire. L’imploration est bien là, mais le soprano de ce soir n’accoste pas le rivage de la pureté, lequel donnerait cette intériorité fragile et distante qu’une Montserrat Caballé savait si bien rendre.

C’est néanmoins le fils du Doge, Rodrigo, prétendant officiel à la main de Desdemona, qui, raflant les aigus, prend un avantage certain sur l’avant de la scène et l’impressionnabilité du spectateur. Dimitri Korchak n’hésite pas à montrer ses muscles. La puissance semble trouver ici ou là l’élégance un peu revêche, mais le brillant du timbre et les applaudissements ne sauraient être contestés. Iago le traître est encore un ténor – Georges Bernard Shaw ne connaissait pas assez les opéras de Rossini : on trouve cette prévalence de cette tessiture dans Armida, par exemple, qui est à peu près contemporain. La ligne de José Manuel Zapata est plus ondoyante, suggérant le machiavélisme de l’enseigne d’Otello. Le père de Desdemona, Elmiro, est un rôle de basse qui annonce ceux de Bellini. C’est le représentant de la maturité et de l’autorité. Marco Vinco, encore jeune, en manque peut-être un peu. L’assurance technique est bien là, mais on aimerait plus de rondeur et d’épaisseur dans les textures. C’est, bien sûr, une espérance purement esthétique, car l’ampleur raisonnable de cette voix suffit à la psychologie schématique du personnage. Josè Maria Lo Monaco satisfait dans ses apparitions en Emilia. Tansel Akzeybek interprète le Doge de Venise et le Gondolier, et Fabrice Constans s’extrait du chœur pour chanter les quelques notes de Lucio.

Acclamé comme le chef belcantiste du moment, Evelino Pidò sait assurément soutenir le plateau vocal sans jamais le couvrir. Les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon sonnent sans complexe, les flûtes pépient, les clarinettes se font caressantes, les violoncelles moelleux, les trompettes et les trombones saillants. Le chef italien connaît le sens de l’indication forte. C’est vif, coloré, à défaut d’être raffiné. Les Chœurs de l’Opéra de Lyon, dirigés par Alan Woodbridge, répondent à l’enthousiasme insufflé par la baguette de la soirée.

GC