Chroniques

par jorge pacheco

Oscar Strasnoy, épisode 8
Six Songs for te Unquiet Traveller

Présences / Théâtre du Châtelet, Paris
- 21 janvier 2012
le mezzo-soprano Ann-Beth Solvang
© dr

Le festival Présences continue son voyage à travers l'univers sonore d'Oscar Strasnoy dans une série de concerts où, dix jours durant, ses œuvres sont jouées en alternance avec celles des grands compositeurs qui l'ont marqué. Pour ce huitième concert au Châtelet – qui accueille généreusement cette édition dans les meilleures conditions de production – sont jouées ses Six Songs for the Unquiet Traveller, pour mezzo-soprano et ensemble instrumental, sur un texte en anglais d'Alberto Manguel, suivies par la rare version pour orchestre de chambre du Lied von der Erde de Mahler, initiée par Schönberg en 1920 et achevée par le musicologue Rainer Riehn en 1983. Les deux pièces sont données avec grand engagement par les musiciens de l'Ensemble 2e2m, placés sous la direction de Pierre Roullier.

Le rapprochement entre Mahler et Strasnoy n'est pas hasardeux, ce dernier se rattachant volontiers à la tradition mahlérienne de la musique à sources multiples qui, à partir de fragments ou de citations, construit une sorte d’« opéra sans paroles », de dramaturgie purement musicale, voire de scénographie. Mais, les Six Songs for the Unquiet Traveller s'intègrent aussi dans la tradition romantique de Winterreise, dans la mesure où le texte de chacune d'entre elles évoque à sa manière le rapport à un lieu donné et les conséquences émotionnelles qui en résultent. Ainsi, qu'il s'agisse des ennuyeux après-midis domestiques évoqués par Blonde au gorille ou de l'espace indéfini, semblable à un purgatoire, d'Une île au loin, nous sommes transportés dans des univers hétérogènes.

À chacune des six mélodies correspond un caractère bien défini, construit par le tissu sonore qui enveloppe les paroles, les étend et multiplie leur signification. Ainsi, la simplicité presque banale du début de Blonde au gorille, due à l'unique présence d'une mélodie enfantine en accompagnement du chant (car il s'agit bel et bien d'un accompagnement), laisse place à une sonorité jazzy que l'on pourrait qualifier de « new-yorkaise » tant elle fait penser aux passages sombres de West Side Story, lorsque la femme qui chante exprime enfin son désir d'aventuressensuelles qui transparait dans son rêve d'être la blonde du titre. Citons également l'angoissant motif répété en boucle de la deuxième pièce, Stefansson, qui évoque une étrange situation dans un aéroport, lieu de transit par excellence, où quelqu'un attend infiniment (ce qui est exprimé par la monotonie interminable de la mise en boucle) à être appelée par Stefansson, l'esprit des aéroports, à travers les haut-parleurs, et à trouver enfin sa minute de gloire. Mais le moment le plus intense de l'œuvre arrive sans doute avec la troisième mélodie, Place Saint Marc, Venise, où à travers de délicates sonorités dans le registre aigu Strasnoy construit une couche sonore plaintive et pleine de mystère, au point qu'on en viendrait à regretter que soient si rares dans sa production les passages où le rire n'affleure pas.

La version pour orchestre de chambre du Chant de la Terre est savamment exécutée par 2e2m, en dépit des flagrants problèmes d'équilibre orchestral liés à l'absence du tutti des cordes. Ainsi, la percussion, les bois et le cor doivent-ils être souvent rappelés à l'ordre par un chef qui s’évertue à demander la pondération des nuances. Cependant, l'arrangement de Schönberg permet d'apprécier comme jamais le travail contrapuntique du compositeur autrichien, même si l'orchestration d'un raffinement sans égal de l'original est trop présente à l'esprit pour qu’on ne la regrette pas. Le mezzo-soprano Ann-Beth Solvang, qui brille par sa légèreté dans l'œuvre de Strasnoy, émerveille aussi dans sa version pleine de solennité du Chant de la Terre, notamment dans le dernier des Lieder où sa voix résonne avec douceur à l'évocation indescriptiblement belle de la terre qui partout fleurit, éternellement, alors que notre présence sur elle n'est que fugitive (rappelons que l'œuvre fut crée après la mort de Mahler, sous la direction de Bruno Walter). Le ténor Tom Randle accomplit un travail correct et s'approprie le rire de Démocrite – L'homme ivre au printemps.

Arrivés à la huitième station de ce périple, nous voilà un peu plus familiarisés avec le langage atypique du compositeur argentin, donc en mesure de confirmer ou de démentir les impressions initiales. Force est de constater que la prépondérance des pièces vocales dans l'ensemble de sa production se doit en grande partie à son affection pour le théâtre ou pour ce qui, dans la musique, contient une potentialité théâtrale. La musique de Strasnoy est, pour ainsi dire, tout sauf de la « musique pure ». Toujours elle fait référence à une dimension extra-musicale, que ce soit à travers la parole (comme dans la grande majorité de son travail) ou à travers le recours à de nombreuses citations d'autres musiques, plus ou moins connues, s'adressant à une présupposée mémoire musicale de l'auditeur, ce qui lui octroierait la condition paradoxale d'être destinée au même milieu qu'elle tourne en dérision – et ce qui saurait en partie expliquer son succès.

JP