Chroniques

par bertrand bolognesi

Orfeo | Orphée
opéra de Claudio Monteverdi

orchestré par Bruno Maderna (version de concert)
Opéra national de Montpellier / Corum
- 15 avril 2011
Bruno Maderna orchestra l'Orfeo de monteverdi en 1967
© dr

Voilà une soirée à faire grincer les dents de plus d’un « puriste », si tant est que le terme fasse réellement sens : à comprendre, le mélomane désormais habitué à des interprétations spécialisées en musique Renaissance et baroque. Il conviendra cependant de rappeler que, bien que savamment et justement « autorisées », ces interprétations demeurent des interprétations, précisément, et notamment des interprétations de textes relatifs à l’exécution de ces œuvres en leur temps, textes qui se pourront considérer eux-mêmes comme des interprétations, en amont ou après coup, des habitus musicaux à leur être contemporains. Bref, depuis un peu plus d’une trentaine d’années, musicologues et chefs, quand ce ne sont chefs-musicologues, s’attellent à retrouver des saveurs anciennes, des saveurs perdues, avec la complicité d’une nouvelle lutherie, si l’on peut dire s’agissant d’une facture qui s’est donné pour mission de reconstituer un savoir-faire dans la fabrication des instruments. Quel bouleversement dans l’histoire de l’interprétation ! Car, à souvent trop parler histoire de la musique, l’on en viendrait à oublier cette autre-là, si déterminante pourtant.

Considéré longtemps comme le tout premier opéra, l’Orfeo de Monteverdi avait bien de quoi occulter ces prédécesseurs en ce genre comme fasciner ceux qui se penchèrent sur lui quelques siècles après sa première. De fait, Orfeo compte quelques trois cent soixante printemps lorsque le compositeur italien Bruno Maderna conçoit de l’activement fréquenter, c’est-à-dire d’en écrire une version nouvelle, largement orchestrée, qui n’est certes pas à situer dans la prochaine inspiration baroqueuse, loin s’en faut. Au fond, qu’est-ce qu’une partition ? Celles d’aujourd’hui sont indiquées avec une précision quasi pharmaceutique, mais celles du Settecento étaient surtout des « guides » pour musiciens et chanteurs, partant que bien des choses, sans doute évidentes pour les habitudes de jeu de l’époque, n’y figuraient pas. Entre 1607 et 1967, ces évidences se seront largement émoussées, si bien que l’approche du lecteur des années soixante s’articule sur autant de suppositions que de lacunes, une intuition toute relative n’offrant qu’une clé bien limitée.

En toute connaissance de cause, le génial Maderna, trop érudit pour renoncer, entreprend de construire un nouvel Orfeo plutôt que de s’acharner à en vaincre la forteresse, et de le construire à sa manière propre, vraisemblablement conscient de ce qu’il allait falloir d’années aux chercheurs pour que les musiciens des décennies à venir proposent des exécutions s’approchant un tant soit peu de ce qu’à Mantoue les Gonzague et leurs proches purent entendre.

À lire les littérateurs italiens de ces années-là, on vérifie un intérêt précieux pour les formes du passé, alors réinvesties par des structures nouvelles, des mises en regard et autres adoptions souvent complexes ; il n’est qu’à penser à Calvino, Buzzati ou Gadda, par exemple. Un ancrage profond dans la culture italien ancienne est également indissociable des personnalités musicales d’alors, qu’il s’agisse de Malipiero, de Dallapiccola ou, plus encore, de Berio. À s’interroger sur les formes perdues, ces créateurs se les approprièrent, les actualisant dans un inévitable malentendu qui se fit vertu ô combien féconde. Ainsi de Bruno Maderna avec Orfeo, mais aussi dans bien des passages de ces autres œuvres pour la scène, telles Satirycon ou Hyperion [lire nos chroniques des 26 février 2004 et 22 février 2007], par exemple, dont les pertinentes et profuses citations abordent bien au delà des avenantes rives du seul pastiche.

Bien plutôt, dès l’abord de cette exécution de concert, c’est le temps qui semble s’être arrêté. Acceptons donc d’y placer notre écoute en 1967, dans cette dévoratrice redécouverte de Monteverdi par Maderna, avec son étonnante liberté, ses irrésistibles fantaisies, les monstres magnifiques qu’elle invente avec tant de superbe que de sensibilité. Ainsi de l’indicible tournerie de cuivres préludant à la fête, du subtil sextuor de cordes pincées (deux guitares, deux harpes, mandoline et clavecin), autant de procédés « modernes » qui sans lourdeur insufflent à la relecture un grand relief et une remarquable richesse expressive, truffés de traits solistiques à de nombreux pupitres, jusqu’à l’usage surprenant d’une acide pédale de cordes lorgnant du côté du Nevski de Prokofiev pour Voici les champs de Thrace (débit du cinquième acte).

De fait, à la tête de l’Orchestre National de Montpellier Languedoc-Roussillon, Enrico Delamboye triomphe de la déroutante hybridité de cette version par une confiance intelligente au compositeur. Voilà donc une direction qui chante fabuleusement tout en profitant, avec un grand soin du tissage des timbres, de chaque attribut de l’objet à servir, avec la complicité de musiciens enthousiastes et engagés.

Investi, le Chœur Orfeon Donostiarra s’avère non seulement vaillant mais encore expressif, précisément nuancé, et livre une prestation de haute tenue. Si l’on goûte des ensembles vocaux avantageusement réalisés, la distribution demeure assez inégale. Le soprano Lies Vandewege (Nymphe, Esprit, L’Espérance) possède puissance et impact, mais le chant ne paraît pas dûment conduit et accuse une instabilité vertigineuse. Plus convainquant, le mezzo Marie-Claude Chappuis ciselle adroitement ses interventions (Nymphe, Messagère, Proserpine) dont elle minaude systématiquement les attaques. Quant à elle, Sunhae Im incarne une Eurydice (également La Musique) un peu pointue mais jamais aigre, d’une couleur franche et d’une fiabilité indiscutable. Côté messieurs, la basse Jérôme Varnier (Esprit, Berger, Charon) se montre trop terne pour ne pas décevoir. La clarté de timbre de Mathias Vidal (ténor) convient aisément au répertoire (Berger, Esprit). La brève prestation de Nigel Smith en Apollon est irréprochable. On remarque la robuste basse italienne Giovanni Battista Parodi (Berger, Pluton) : dotée de larges possibilités, la voix affirme couleur et fermeté, dans un phrasé volontiers ample ; les parties à lui confiées n’ont guère permis de sortir d’un chant un rien monolithique, mais, pour sûr, voilà un jeune chanteur à suivre. Enfin, le Viennois Paul-Armin Edelmann livre un Orphée onctueux et toujours exquisément musical d’un timbre chaleureux, conjuguant un art de la nuance indéniable.

BB