Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Ivo Pogorelich et Kirill Karabits dans un programme russe

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 4 mai 2007
le pianiste Ivo Pogorelich joue le Concerto n°2 de Rachmaninov à Strasbourg
© dr

Décidément rare sur l’actuelle scène musicale française, Ivo Pogorelich [photo] se produit ce soir aux côtés des musiciens de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg dans le Concerto en ut mineur Op.18 n°2 de Sergueï Rachmaninov. Dès la brève incise grave faisant usage de prélude au premier mouvement, le mélomane est obligé de se souvenir des circonstances dans lesquelles l'œuvre fut écrite. Pour mémoire : un terrible article signé César Cui et visant sa Symphonie n°1 avait atteint le jeune musicien en plein cœur, de sorte que s'ensuivit plusieurs mois de doute et de profonde déprime ; grâce au traitement du Dr Dahl (psychothérapeute danois installé en Russie), après trois ans d'une dramatique inappétence Rachmaninov fêtait par cet opus (dédié au médecin) son retour à la vie.

Au fil d'une interprétation d'une lenteur déroutante, Ivo Pogorelich semble vouloir nous faire entendre toute la souffrance de cette période sombre. À des recueillements souverainement complaisants, comme autant de refuges nauséeux mais connus, son jeu oppose des sursauts parfois brutaux, jamais durables. De même le tactus se fait-il élastique, dans ce Maestoso à l'ampleur quasiment chaotique. Dans cette déambulation à fleur de peau, certains passages en paraissent scriabiniens. Si l'on admire le talent incontestable de Kirill Karabits qui, au pupitre, parvient non seulement à suivre un jeu en partie imprévisible mais encore à profiter des couleurs instrumentales, quelques soucis de balance se font sentir lorsque la nuance du soliste survient en rupture.

L'Adagio sostenuto central s'inscrit dans la même démarche, le temps s'étirant encore et les possibles contrastes se noyant définitivement dans de superbes demi-teintes d'une indicible délicatesse, jusqu'à un achèvement d'une subtilité rare. Une nouvelle fois, Karabits révèle un grand souffle et une faculté d'adaptation remarquable. Cependant, les débuts de l'Allegro conclusif ont du mal à prendre, après cela. Mal ciselé, l'ensemble ne chante pas, l'accentuation se fait en coups de griffes plus qu'en muscle, jusqu'à un fugato d'une fluidité confondante. Enfin, le chef colore les dernières mesures d'une parenté tchaïkovskienne, un héritage peu souvent rendu aussi évident

On l'aura compris : la lecture de Pogorelich surprend, déconcerte, trouble. Il conviendra sans doute de l'appréhender en s'affranchissant de la normalisation du piano d'aujourd'hui. On l'a souvent dit : il y a nettement plus de bons pianistes à l'heure actuelle qu'il y a cinquante ans, mais il y en a beaucoup moins d'inspirés. Et si nous voilà peu habitués à des artistes s'emparant du texte, rappelons-nous que des Maria Yudina ou des Vladimir Sofronitski se permettaient volontiers des approches très personnelles. Par ailleurs, pour singulière qu'elle soit, l'interprétation de Pogorelich transcende à sa manière la notion de virtuosité. Car, contrairement à une idée reçue, il est plus difficile de jouer lentement (et pendant une longue durée) que très vite, et cette option met chef, orchestre et même public à rude épreuve. De fait, ce moment ne s'effacera pas de si tôt de nos oreilles.

La seconde partie de la soirée présente la Symphonie en si bémol majeur Op.100 n°5 conçue par Sergueï Prokofiev à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et créée sous sa battue le 13 janvier 1945, avec grand succès. Parmi les œuvres dites « de guerre » des compositeurs soviétiques, voilà sans doute l'une des moins « monolithiquement » héroïques et des moins dramatiques. Prokofiev n'avait pas écrit de symphonie depuis 1928 et le faisait alors avec une maestria relativement discrète.

Sous la baguette de Kirill Karabits, l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg pose de dubitatifs questionnements à l'Andante initial où les cordes trouvent un lyrisme suave et où s'affirme une nouvelle fois l'excellence de la petite harmonie. Si l'équilibre général du second mouvement est indiscutable, de même que la dynamique exquisément inventive du chef, on regrettera un pupitre de violoncelles inégal. Après un Adagio dont les mélismes se pavanent, pourrait-on dire, Karabits mène le suspens de l'ultime Allegro giocoso sans forcer le trait, de sorte que la symphonie garde ses énigmes.

BB