Chroniques

par hervé könig

Orchestre Philharmonique de Radio France
Le désenchantement du monde, création française de Tristan Murail

Le passage du Styx d’après Patinir, création mondiale d’Hugues Dufourt
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 6 mars 2015
Le passage du Styx, toile de Panitir (XVIe siècle), a inspiré Hugues Dufourt
© museo del prado, madrid | joachim patinir, la traversée du monde souterrain

C’est une soirée consacrée aux fondateurs du mouvement spectral qu’ont mitonnée les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et Pierre-André Valade, chef et flûtiste français bien connu désormais pour sa fréquentation du répertoire d’aujourd’hui. À l’Auditorium, deux créations, l’une française, l’autre mondiale. Après Pieter Brueghel (Le cycle des hivers), Francisco de Goya (La maison du sourd) et Jackson Pollock (Lucifer), Hugues Dufourt a trouvé la source de sa nouvelle pièce dans la peinture. Cette fois, il a retenu l’un des tableaux du Flamand Patinir (Joachim Patinier, vers 1485-1524), ami du Louvaniste Quentin Metsys (dont on admire au Louvre Le prêteur et sa femme) et du très célèbre Bavarois Albrecht Dürer. Paysagiste inspiré, Patinir a laissé, entre autres, une Traversée du monde souterrain qui montre, dans une perspective infiniment travaillée, le nocher des Enfers au milieu du Styx, feu des damnés à droite et campagne d’anges bienheureux à gauche [photo]. Il s’agit d’une huile sur bois qui semble avoir profondément interrogé le compositeur qui, dans la brochure de salle, écrit « elle pourrait être emblématique de notre époque dont la carte du monde s’élargit et se craquelle » – espérons notre quotidien vers la zone vert et bleu, loin du noir et rouge…

Donné en première mondiale, Le passage du Styx (2014 ; environ trente minutes) naît discrètement mais impose immédiatement son paysage sonore, parsemé de signaux particuliers au fil desquels évoluera sa couleur. Un souffle inquiétant la traverse au bout de cinq minutes, animant son tissage immensément minutieux. On pourra quasiment parler d’un travail de la lumière, dans ces longs accords à la trame changeante qui invitent à la méditation – souvenir de Scelsi ? Les pupitres du Philharmonique servent avec zèle cette page très intérieure, à situer exactement dans le « programme » spectral tel qu’amorcé au début des années soixante-dix par Gérard Grisey, Hugues Dufourt, Michael Levinas et Tristan Murail, où la musique considère d’abord la matière sonore pour se construire en la façonnant, souvent en l’étirant d’ailleurs, plutôt que les rythme ou les hauteurs. Libérée de la dictature de la forme, cette mesure nouvelle, ayant souvent recours à l’informatique pour enrichir et distordre le son, a essaimé rapidement, si bien qu’on en retrouve des aspects dans les œuvres de Marc-André Dalbavie, Kaija Saariaho ou Jonathan Harvey, par exemple.

Avant de découvrir Le passage du Styx de Dufourt, nous entendions la création française d’un concerto pour piano et orchestre, Le désenchantement du monde (2012 ; environ vingt-sept minutes), réponse de Tristan Murail à la commande conjointe de quatre orchestres. C’est Pierre-Laurent Aimard qui le créait à Munich il y a trois ans, aux côtés du Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks alors placé sous la direction de George Benjamin. Si diverses plumes ont parfois utilisé l’adjectif « planante » pour décrire la musique spectrale, cet opus les contredit sans façon, avec ses nombreux aléas rythmiques, très accidentés, et sa perpétuelle invention. Le compositeur a puisé dans la pensée du sociologue Max Weber (1864-1920), très investie dans l’analyse de la rationalisation. Son concept d’Entzauberung der Welt affirme que la société occidentale d’alors (parution de Wissenschaft als Beruf en 1917), inéluctablement engagée dans un recul des croyances, perd le sens du monde à mesure que progressent sciences et techniques. À l’heure actuelle, c’est le tout-économique qui rend suranné toute forme d’idéalisme philosophique.

Un premier accord brouillé s’inscrit dans une échelle multiple très étalée où l’on a bientôt le sentiment d’entendre plusieurs pianos. La vigueur d’Aimard mène un jeu d’une clarté surprenante dans ce massif forestier qui regarde la virtuosité selon Liszt. L’écriture des bois est riche. Un trait de premier violon se dessine dans une délicatesse appréciable. En revanche, la réalisation des quarts de tons du tutti n’est pas toujours convaincante. Après bien des hésitations et des luttes, tout à fait fascinantes d’ailleurs, l’on assiste à un grand effondrement tragique, geste écrasant de toute la masse sonore, ponctué de quelques résistances locales. Alors que le violent gong concluant le terrible crescendo vers la vingt-quatrième minute pourrait laisser penser à un final, un ultime épisode pianistique distille les dernières mesures, peut-être porteuses d’espoir…

De cette œuvre, notre confrère signait, lors de la création néerlandaise par Aimard, le Concertgebouw Orkest et Péter Eötvös, une description plus approfondie dont je vous invite à prendre connaissance [lire notre chronique du 14 septembre 2012]. De même vous est-il encore loisible (jusqu’au 6 mars) d’entendre ces créations grâce à la retransmission qu’en propose le site de France Musique ; ne vous en privez pas !

HK