Chroniques

par gilles charlassier

Orchestre de l’Opéra national de Paris
François-Frédéric Guy et Philippe Jordan

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 18 janvier 2011
© opéra national de paris | jean-françois leclercq

Pour le premier des deux concerts proposés cette saison par l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, le programme fait contraster deux œuvres de maturité aux traditions et aux esthétiques distinctes. En première partie de soirée, c’est le Concerto pour piano en si bémol majeur Op.83 n°2 de Brahms qu’interprète François-Frédéric Guy. Le premier mouvement, Allegro non troppo, fait entendre d’emblée l’originalité concertante du compositeur allemand, dans laquelle le soliste dialogue à armes égales avec la masse orchestrale, docile aux initiatives du clavier. Ce n’est pas un hasard si le premier thème est annoncé par le piano – à l’instar du Quatrième Concerto de Beethoven. La dureté relative de la sonorité de l’instrument n’en est que plus regrettable, sans doute encouragée par une crispation perceptible chez le soliste. Les arpèges texturés en pâtissent. L’Allegro appassionnato qui suit souffre encore de quelque raideur, cependant que l’assurance du concertiste progresse. Ce dernier apparaît enfin réconcilié avec son clavier et son Brahms dans le troisième mouvement, Andante, au lyrisme généreux et lumineux teinté de sérénité discrètement mélancolique. La délicatesse du toucher magnifie un sens du phrasé et de la couleur admirable que l’on retrouve dans l’Allegretto grazioso final. Transparence et légèreté avancent main dans la main, à la suite du soliste et de l’orchestre sous la baguette vigilante de Philippe Jordan.

Après l’entracte, l’atmosphère change radicalement : l’épaisseur symphonique du romantisme allemand fait place à l’intimité de la Symphonie en fa majeur Op.141 n°15 de Chostakovitch. Il ne faut pas se laisser abuser par l’ampleur de la formation requise. Tout au long de cette partition fascinante, le matériel thématique passe d’un pupitre à l’autre. Le traitement orchestral, parcimonieux en tutti et en forte, privilégie la répartition spatiale à la masse sonore. Si le compositeur peut, à juste titre, être considéré comme un disciple posthume de Mahler, la solitude ressentie comme une communion avec une nature bienveillante que l’on trouve chez le Viennois ne sont plus chez le Russe qu’un exil dans un refuge déserté par les fureurs idéologiques.

L’ouvrage est divisé en quatre mouvements, Allegretto, Adagio, Allegretto, Adagio. Le bégaiement symétrique de l’organisation dramatique prend le contrepied de la tradition des grandes cathédrales sonores léguée par l’âge romantique. Le premier mouvement commence par une marche à l’apparence insouciante, annoncée par deux coups brefs de xylophone et entonnée par les flûtes dont le rythme s’accélère peu à peu pour prendre l’allure d’une chevauchée où résonne un appel de la trompette sorti tout droit de l’Ouverture de Guillaume Tell. Mais le cavalier évadé de la partition de Rossini s’évanouit aussitôt. On retrouve le sens des rythmes roboratifs chers au musicien russe. L’esprit parodique, qui n’est pas sans rappeler la Neuvième Symphonie, est cependant ici dépouillé de ses intonations sarcastiques. La direction aérée de Philippe Jordan dilue l’amertume qu’une lecture plus engagée se sentirait obligée de souligner.

Le long Adagio qui suit débute par un dialogue émouvant entre le tuba et le violoncelle qui répond avec un lyrisme intense. Le thème sombre annoncé par le cuivre a des accents introspectifs qui peuvent évoquer le Grand Inquisiteur du Don Carlos verdien. L’excès de pathos n’est pas nécessaire et Aurélien Sabournet se montre attentif à la retenue du chef. Le mouvement soudoie peu à peu tous les pupitres pour atteindre une acmé soutenue par les cordes. Mais l’apodose reprend rapidement des accents chambristes où dominent les sonorités graves.

Le second Allegretto est à nouveau un thème de marche parodique. Le compositeur semble contrefaire ses propres usages – chez Chostakovitch, les allegretti sont presque toujours des rythmes militaires. Le dernier mouvement, Adagio, s’ouvre sur la citation au tuba de l’annonce de la mort que fait Brünnhilde à Siegmund au second acte de la Walkyrie, suivie des échos aux timbales. Mais le glas ne sonne pour personne. Les cordes entament alors une valse nostalgique où l’on peut entendre des réminiscences de Prokofiev. La seconde partie est initiée par un inhabituel solo de contrebasse à partir duquel le thème remonte vers les altos et les violons. L’œuvre s’achève sur les sonorités des percussions nimbées du murmure des cordes et de silence.

Le sens de la transparence du directeur musical de la maison met en valeur les couleurs graves de la partition sans jamais les alourdir. Il n’est point nécessaire de slaviser cette musique extraordinaire pour que l’émotion exsude de l’esthétique épurée qu’atteignit Chostakovitch à la fin de sa vie. Le traitement chambriste du grand orchestre trouve ce soir une expression remarquablement aboutie, sans pour autant que soit ignoré le sens architectonique. Philippe Jordan manifeste sa belle compréhension de l’indifférence à l’emphase que le compositeur fait entendre dans son ultime symphonie.

GC