Chroniques

par bertrand bolognesi

Neue Vocalsolisten Stuttgart
œuvres de Berio, Sciarrino et Paris

rencontre avec François Paris
Manca / Église Saint-François de Paule, Nice
- 4 novembre 2004

Pour son programme d'ouverture, Manca invite les Neue Vocalsolisten de Stuttgart à chanter deux pièces italiennes et la première française des Drei Handspiele commandés à François Paris, directeur général du CIRM (Centre National de Création Musicale de Nice) et de son festival. Cette nouvelle édition, qui fête le vingt-cinquième anniversaire de la manifestation niçoise, porte le sous-titre Les Grands Travaux. François Paris s'en explique :

« Manca est le plus vieux festival de musique contemporaine en France, si l'on excepte le Festival d'Automne à Paris qui n'est pas spécifiquement dédié à la musique. Pour une fois, nous allons donc regarder derrière nous. En observant le travail de Jean-Étienne Marie, créateur de Manca, j'ai remarqué qu'il présentait alors comme jeunes compositeurs ceux que je présente aujourd'hui comme des créateurs incontournables : c'est dire l'à-propos et le flair de cet excellent programmateur ! De cette observation vint l'envie de travailler sur la continuité, de contredire l'idée d'une rupture entre la musique et celle dite contemporaine, l’idée de clivages entre les courants de cette musique contemporaine elle-même (Darmstadt, les spectraux, les musiciens de ma génération, etc.). Je déteste cette logique des tiroirs, si française ! J'essaie d'ouvrir des perspectives. Les Grands Travaux se sont imposées. Ils déclinent plusieurs aspects.

Celui du répertoire, en premier lieu.
Tout le monde est d'accord pour reconnaître que Trans de Stockhausen, Pli selon Pli de Boulez ou Sinfonia de Berio font parti du répertoire contemporain. Si l'on se garde de considérer que nous nous entendons fort bien entre gens de bonne compagnie, il faut reconnaître que ces œuvres ne font pas partie du répertoire « tout court ». L'enjeu est donc de provoquer une prise en compte plus systématique de ces œuvres dans la programmation saisonnière des principaux orchestres, et pas uniquement dans le cadre privilégié des festivals spécialisés.

Celui de l'interprétation, ensuite.
Car si la notion d'interprétation n’existe guère plus. Après trente versions de Sinfonia, peut-être commencera-t-on à trouver inacceptable que l'œuvre soit parfois jouée de manière approximative. C'est un vrai grand chantier : le premier sens des Grands Travaux. Le second, c'est attaquer sur les bases ce qui fait l'équilibre du quotidien d'un orchestre symphonique. Dans un fonctionnement calibré, standardisé, administré à outrance, comment fait-on pour intégrer de l'électronique en temps réel, par exemple ? Aujourd’hui, arrêter quatre-vingt dix musiciens pour prendre trois minutes afin de régler un souci avec l'électronique est impossible. Nouveau grand chantier. C’est le sens des commandes de la présente édition, avec trois œuvres conçues dans nos studio qui requièrent la technologie CIRM : Pour que les êtres ne soient pas considérés comme des marchandises de Philippe Leroux fait se côtoyer l'Orchestre Philharmonique de Nice, formation de répertoire classique, et le chœur Musicatreize spécialisé dans la musique d'aujourd'hui ; Ima koko de Misato Mochizuki associe la technologie à l'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo ; Le mirage de Lamu de Shuya Xu que jouera l'ensemble Apostrophe et Marco Guidarini qui l'a créé – un ensemble spécialisé dans la musique contemporaine formé au sein de l'Orchestre Philharmonique de Nice. En partant d'un hommage à vingt-cinq années d'activité, nous sommes arrivés à ces deux grandes articulations.

Je connais les limites des thématiques.
Faire un portrait d'un compositeur ne me paraît pas d'un grand intérêt. Poser des questions et proposer des sous-titres – Les Temps Réels, Voix d'Automne, Les Nuits Étoilées, ces dernières années – implique que tous les concerts se répondent dans cette problématique. Cela rejoint le travail du compositeur. Je serais tenté de poser la question habituelle à l'envers : comment peut-on faire la programmation d'un festival de musique contemporaine sans être compositeur soi-même ? Si l’on ne sait pas lire une partition, si on ignore combien de temps demande une production, comment s'effectue un travail de studio ou quelle peut être la durée du travail sur la page, où va-t-on, et où peut bien aller le festival ? Ces choses sont indispensables pour que la réalisation d'une commande soit rendue non seulement souhaitable et désirée mais possible, active. Croire que des énarques vont pouvoir s'occuper efficacement d'une programmation est une erreur féroce !

Si Berio et Sciarrino sont présents dès le premier concert, on les retrouvera dans le troisième ; ce n'est évidemment pas un hasard d’avoir choisi telles œuvres de leurs catalogues. Il n'y a certes pas de prétention à les portraiturer, mais la tentative d’en favoriser l’approche intéressante par la dynamique que l'exécution ne manquera pas d'occasionner. Si l'on entend Trans de Stockhausen, il y aura aussi des Klavierstücken. C'est la troisième déclinaison des Grands Travaux : il n'y a pas forcément que des concerts d'orchestre. Le récital de piano auquel je fais allusion présentera Territoires de l'oubli de Tristan Murail, une œuvre qui fit beaucoup avancer les choses. On peut poursuivre ces déclinaisons : celle de la voix est omniprésente, avec la présence des Neue Vocalsolisten dans deux concerts, de Musicatreize, des chanteuses Brigitte Peyré et Annie Vavrille ».

Les quatre voix de L'alibi della parola, écrit par Salvatore Sciarrino en 1994, retentissent dans une église baroque. L'œuvre réunit des textes de sources diverses, poèmes de Pétrarque et Augusto de Campos, inscriptions de vases grecs, etc. Fidèle à l'intimisme et au raffinement des nombreuses pièces vocales du compositeur italien, elle s'ouvre par des jeux de souffle, tour à tour suspension de la continuité discursive ou, à l'inverse, tissus dramatique à l’articulation moins évidente. Une section d'attaques piquées convoquant une précision redoutable poursuit cette amorce, triturant la dynamique par des répétition, et amène un passage de mélopées lancinantes, clairement opposé à ce qui précède. La dernière partie s'affirme plus théâtrale, usant de quelques rappels cycliques. Ce délicat parcours bénéficie de l'interprétation précieuse et concentrée des Neue Vocalsolisten.

Sur ses Drei Handspiele, François Paris nous confie :
« Dans cette pièce, je recherche une distanciation des chanteurs et un rapport à la musique traditionnelle, avec ses divers plans rythmiques. Ce qui m'intéresse avec ces jeux de mains, c'est donner une dimension extérieure à ce qui se passe sur le plan phonétique, au niveau du texte qui commence en-dehors et finit par devenir indispensable. Ce mécanisme dramaturgique génère un absurde bientôt nécessaire qui installe une certaine tension. D'autre part, différents types d'interventions percussives sont en jeu. Les claquements de mains, l'éclat (en frappant le bois ou le métal.) J'aime l’idée de créer un monde à part. Tout le travail fait avec les chanteurs – et c'est vraiment difficile pour eux – était d'arriver à dissocier deux parties de leur corps : l'émission vocale et le travail des mains, alors que l'émission requiert souvent des mouvements avec les bras. Il s'agit de distanciation. Le dernier point est plutôt classique : les articulations entre les différents jeux. Le premier est une manière de se moquer de la satisfaction d'un monde merveilleux que l'on confronterait à l'oxymore de Joyce (en avant derrière la musique…), cette confrontation amenant la dernière phrase, allusion au Berio de Sinfonia dont la fin de l'avant-dernier mouvement prévoit qu'un interprète remercie le chef, par ce célèbre « Thank you, mister Untel ». Le texte est très court, en anglais, choisi uniquement pour des raisons phonétiques, et joue sur le mot wonderful à partir de la chanson What a wonderful world de Louis Armstrong. Le deuxième Handspiele est une berceuse italienne : Domani potrebbe essere un mondo meraviglioso, une chansonnette assez simple, avec une allusion à Dylan Thomas.. Le troisième opère sur un texte en français avec double articulation, intégrant les jeux de mains des enfants, le ciseau, la pierre, etc. Arrive ensuite la psalmodie d'un texte qui n'a pas de valeur en soi, constitué de phonèmes qui se répètent selon des cycles rythmiques ».

Après un court entracte, six solistes donnaient A-Ronne de Luciano Berio. On ne présente plus cette œuvre régulièrement programmée ici et là, ce soir chantée avec une exceptionnelle précision. À la légèreté habituelle se substitue par moments une inquiétude qu'on dira beckettienne. Parfois, c'est une obsédante folie bavarde qui fait rire, comme les formules répétées d'une pièce de Thomas Bernhard. Les interprètes prennent un plaisir indéniable, complice et hypnotique à souligner la théâtralité de la partition.

BB