Chroniques

par laurent bergnach

musique russe des années vingt
Studio for New Music Moscow

Cité de la musique, Paris
- 14 octobre 2010
Composition abstraite du peintre russe Lazar Lissitzky, 1922
© lissitzky (1922)

À s’installer dans un amphithéâtre à moitié vide et peu (pas ?) chauffé, on s’imagine avoir rendez-vous avec la création musicale, tant cette ambiance tristounette rappelle de découvertes entre le parquet et le plafond écaillés d’une salle des fêtes. Ce soir, pourtant, la plus récente des cinq pièces au programme dépasse quatre-vingt ans. Elles appartiennent à l’avant-garde russe des années 1920 qu’explore, avec une affection particulière, le Studio for New Music Moscow, fondé par le compositeur Vladimir Tarnopolski et le chef Igor Dronov en 1993, et constitué d’élève du conservatoire de la plus grande ville d’Europe. Selon Dmitri Kourliandski, cette formation est une des trois qui comptent dans son pays avec le Moscow Contemporary Music Ensemble (créé sous l’influence de Yuri Kasparov, il y a une vingtaine d’années) et l’Institut Pro Arte (soutenu par une fondation privée).

Publié à titre posthume – avec une reconstitution d’une partie de piano manquante signée Boris Tichtchenko –, le Trio Op.8 n°1 de Dmitri Chostakovitch fut joué le 20 mars 1925. Son auteur n’a pas vingt ans, et l’on mesure sa précocité en rappelant que Le Nez et Lady Macbeth de Mzensk seraient achevés avant 1932, et cinq de ses symphonies avant 1937. D’entrée à la limite du suave, le morceau devient guilleret et sautillant, alternant jusqu’au bout ces moments de tendresse printanière et de vivacité nerveuse. S’il ressort, fugace, dans le silence ou les pianissimi, le piano impressionniste laisse la part belle au violon de Stanislas Malyshev et au violoncelle d’Olga Galochkina.

On doit à Nikolaï Roslavets l’autre trio de la première partie. C’est le troisième d’un créateur qui situe sa naissance artistique vers 1919, qualifiant d’«éveil intérieur puissant » ce qui l’éloigna de la tradition et d’un système classique « totalement épuisé ». Malheureusement, après avoir mis au point une technique originale d’écriture atonale, Roslavets deviendrait la cible de rivaux, un saboteur et ennemi du peuple. Ses archives, saisies à sa mort en 1944, ne réapparurent qu’en 1988, incomplètes et difficiles à dater. Pour n’évoquer que ses cinq trios avec piano, un seul avait connu l’édition, deux autres étaient perdus (les n°1 et n°5) et le restant survivait sous forme de manuscrit. Empreinte d’un lyrisme inquiet qui pourrait toucher au pathos sans la maîtrise des interprètes, l’œuvre s’avère peu nuancée, hormis des ruptures franches (silence ou quasi solo pianistique).

Entre les deux – et sans violon – se glisse Méditation sur deux thèmes de la Journée de l’Existence Op.7 d’Ivan Wyschnegradsky. Influencé par Scriabine, repéré par Messiaen, ce passionné de quart de tons se lance assez jeune dans la réalisation d’un grand oratorio d’inspiration biblique, La Journée de l’Existence – lequel serait beaucoup remanié et joué seulement en 1978, un an avant sa mort. Écrit en 1919, ce duo offre un climat faussement élégiaque, sinueux et dissonant. Après un vrombissement soudain, le calme revient peu à peu, inquiet autant que lancinant, pour mourir dans un abandon épuisé.

Juste après l’entracte, Mona Khaba s’installe au clavier, seule. Avec son absence totale de mesures, ses notes de durées variées et sa dédicace à Picasso, Formes en l’air (1915) symbolise bien l’influence qu’eurent sur Arthur Lourié – après Rachmaninov, Debussy et Busoni – les milieux futuristes et acméistes. Délicatement aérienne puis tempétueuse, la pianiste laisse alors place à ses camarades, accompagnés d’Inna Zilberman (violon) et d’Anna Bruchik (alto), pour un Quatuor Op.24 n°1 d’Alexandre Mossolov, créé en 1927, avant les années sombres – emprisonnement (1937), accusation de formalisme antidémocratique (1948), etc. Servis par des attaques franches, ses mouvements sont pétris d’amalgames : bercement nauséeux (I), danse folklorique moqueuse (II), sifflement énergique et entêtant (III) et tendre chahut (IV). L’un d’eux serait bissé, pour répondre à l’enthousiasme du public.

LB