Chroniques

par bertrand bolognesi

musiciens de l’Orchestre de Paris
dans l’ombre, mais éclairé...

Théâtre Mogador, Paris
- 5 juin 2004
© fondation schreker

Poursuivant avec une imparable logique la programmation viennoise de sa saison, l’Orchestre de Paris aborde les travaux de compositeurs aujourd’hui peu joués qui, au début du XXe siècle, connurent leur heure de gloire. Après la Vienne classique et romantique, puis celle de Mahler, Zemlinsky, Strauss et des dodécaphonistes, cinq musiciens de la formation invitent, en faisant entendre trois auteurs représentatifs d’une certaine Mitteleuropa, à en poursuivre l’exploration les 10 (Schönberg, Schreker, Bruckner) et 15 juin (Kodály, Bartók, Martinů).

Père d’un important catalogue chambriste, de pièces pour le piano – dont l’important États d'âme, impressions et souvenirs – mais aussi de cantates, de messes et d’opéras (Šárka, Blanik, La Tempête, etc.), le Tchèque Zdeněk Fibich(né à Všebořiceen 1950) dirigea le Théâtre National de Prague dès 1875 (à l’âge de vingt-cinq ans), ainsi que le Chœur de l’Église Russe, tout en poursuivant une carrière de compositeur, dans le sillage de ses aînés Dvořáket Smetana, développant un romantisme qui, pour encore influencé par la musique allemande qu’il fût, n’en jetait pas moins un regard actif sur les sources nationales, de même que le fit en Moravie son contemporain Janáček.

Son Quintette pour violon, clarinette, cor, violoncelle et piano en ré majeur Op.42 s’ouvre sur un Allegro non tanto flatteur pour le violon et la clarinette, d’une écriture festive un rien sucrée. L’on y apprécie la grande souplesse du phrasé de Pascal Moraguès. Au piano, Bertrand Chamayou offre à la calme introduction du second mouvement (Largo) une sonorité moelleuse et ronde où l’âpreté bienvenue du violoncelle de Marie Leclerq distille une mélodie lasse. Le Scherzo (mit wildem Humor)est le mouvement du cor, ici élégamment tenu par Bernard Schirrer à qui l’on doit la conception de ce programme. L’Allegro con spirito conclusif ne bénéficie pas d’une exécution à la mesure des possibilités qu’il propose ; d’un lyrisme d’un seul tenant, la lecture en reste ennuyeuse, sans esprit, souffrant d’un piano souvent brutal.

Lorsqu’en 1909 il écrit Der Wind – même instrumentarium que le précédent opus –, Franz Schreker [photo] n’est pas encore le compositeur d’opéras ultra célèbre qu’il deviendrait trois ans plus tard avec la création de Der ferne Klang à Francfort – sa première tentative pour le théâtre lyrique, Der Geburtstag der Infantin d’après Wilde (1908), manque encore de personnalité. Tout en vivant de leçons particulières prodiguées aux enfants des « bonnes familles » de la métropole impériale, il s’était jusqu’alors principalement exprimé à travers mélodies, œuvres chorales (il a d’ailleurs créé le Chœur Philharmonique de Vienne) – Schlehenblüte, Versunken, Der Holdestein, Auf dem Gottesacker, Meereswogen, König Tejas Begräbnis, Psaume 116, Schwanengesang, Gesang der Armen im Winter, Vergangenheit –, affinant son art d’orchestrateur à travers des pièces comme l’Intermezzo pour orchestre à cordes (1900), l’ouverture pour orgue et orchestre Ekkehard Op.12 (1903) ou encore la Valse lente et la Suite de Danses de 1908 dont on retrouve la saveur dans Der Wind. D’une facture subtile arborant de fort beaux alliages timbriques au service d’une moire volontiers mystérieuse, ce quintette d’un seul tenant offre des similitudes de climat avec les opéras à venir, notamment avec le début du troisième acte de Der ferne Klang. Un rien théâtrale avec ses effets de surprise, l’écriture manie somptueusement les textures. L’interprétation des musiciens de l’Orchestre de Paris s’avère soignée, précise et nuancée, ménageant un constant suspense, malgré un piano sans couleur.

À cette triade manquait encore une ville : après Prague et Fibich puis Vienne et Schreker, partons pour le Budapest d’Ernö Dohnányi. Si l’on connaît le pédagogue et grand pianiste, les occasions d’entendre sa production de compositeur demeurent encore rares. Auteur de nombreuses pièces pour son instrument, de cinq opéras, deux ballets et quelques concerti, suites d’orchestre et symphonies, c’est principalement dans la musique de chambre que s’illustra le Hongrois, signant entre autre huit quatuors, cinq quintettes, trois trios et plusieurs sonates à deux. Son Sextuor pour piano, clarinette, cor et trio à cordes Op.37 résume à lui seul la marque de fabrique de Dohnányi :sous une influence encore largement brahmsienne, il évolue au fil des mouvements jusqu’à une danse innattendue, vraisemblablement d’inspiration folklorique. Les artistes, auxquels s’est jointe l’altiste Estelle Villotte, édifient avantageusement leur interprétation sur un difficile équilibre. Ouvert par un Allegro appassionato de caractère élégiaque (mené de main de maître par le violon de Philippe Aïche) qui tourne à l’inquiétude et se conclut das un final quasi wagnérien, le Sextuor Op.37 se poursuit par un Intermezzo Adagio dramatique dans lequel on admire l’excellence du travail de sonorité sur le passage mariant l’alto, le cor et la clarinette. Dans le jubilatoire troisième mouvement – Allegro con sentimento (Presto quasi l'istesso tempo ; meno mosso) –, le piano se révèle plus sec, rebondissant avec jeu pour amener comme naturellement l’Allegro vivace aux allures un peu folles, usant de motifs de valses et d’amorces syncopées souvent fragmentaires qui mettent terme à trente-cinq minutes de musique par un final plutôt pompier.

BB